Micrologies

Pitié et terreur


« Terreur et pitié » : tel est le syntagme par lequel on désigne généralement les émotions associées par Aristote, dans la Poétique, à la tragédie et à l’effet de catharsis qu’elle est censée produire. Pourtant, fait remarquer William Marx (1), dans sa définition de la tragédie, Aristote dit bien « pitié et terreur » et non l’inverse (μίμησις πράξεως [...] δι’ ἐλέου καὶ φόϐου περαίνουσα τὴν τοιούτων παθημάτων κάθαρσιν) : « imitation d’une action […] qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à de pareilles émotions » (trad. J . Hardy). Que les deux affects soient ressentis simultanément dans le spectacle tragique, W. Marx ne le conteste pas, mais il établit un ordre logique entre eux.

Les deux émotions, note-t-il en effet, sont antagoniques. « La terreur et la pitié constituent deux affects symétriques relativement à un même événement. Elles s’opposent selon le point de vue dont cet événement est considéré : une situation identique provoquera de la terreur chez qui la vit de l’intérieur, et de la pitié si l’on observe de loin son effet sur autrui » (2). De ce point de vue, « les deux émotions sont exclusives l’une de l’autre » p. 98. Mais dans la tragédie, elles sont déclenchées à un rythme accéléré et leur intensité les fait ressentir simultanément.

D’une part, quand le héros est frappé injustement d’un malheur, le spectateur éprouve à son égard la même émotion que dans une situation réelle : de la pitié. D’autre part, comme il s’agit d’une imitation de la réalité, le spectateur reconnaît aussi une valeur exemplaire aux événements qui surviennent sur la scène ; il peut s’identifier au personnage ; il assiste au malheur d’un « semblable ». Il éprouve de la terreur.

En fait, la forme particulière de l’’empathie tragique fait que le spectateur ressent d’abord de la pitié « et ensuite seulement, par identification, de la terreur ». « La pitié précède logiquement la crainte dans le processus cognitif », même si « dans la pratique les deux émotions sont quasiment concomitantes ». C’est leur alternance serrée qui permet de les ressentir simultanément.

Pour W. Marx, cette analyse sert de propédeutique à la compréhension de la catharsis. Ajoutant sa pierre à l’immense édifice inachevable des interprétations de la Poétique, il prête en effet à Aristote une théorie humorale de l’effet tragique : pitié « chaude » et terreur « froide », ressenties en même temps, contribueraient à l’équilibre de la bile noire et à l’apaisement des passions par la conjugaison des contraires.

1. Le Tombeau d’Œdipe, Paris, 2012, p. 101.
2. Ibid. p. 97.



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