Micrologies

Lorenzetti : paysages


L’écrivain portugais José Saramago a consacré un texte aux « plus beaux tableaux du monde » (1). Par un choix éminemment subjectif, et revendiqué, il a longtemps considérés comme tels deux petites peintures sur bois de la Pinacothèque nationale de Sienne, attribués longtemps à Ambrogio Lorenzetti, le peintre de la fresque Le Bon et le Mauvais Gouvernement au Palais communal de la ville († 1348). De fait, on ne peut les y manquer : après maintes salles de retables à fond d’or, ces deux petites œuvres sont les premières, dans le parcours du musée, qui se passent des ors et dont le sujet soit purement profane : sur l’une, une ville vue d’en haut, avec une minuscule baigneuse, les pieds dans l’eau, en bas à droite ; sur l’autre, la plus belle, un bord de mer avec un château et une barque attachée au rivage. Le tout comme secret et silencieux. Ce sont de ces œuvres de tout petit format (ici 22 x 33 cm environ) où les primitifs florentins ou siennois expérimentent souvent la représentation de l’architecture et de l'espace, comme sur les prédelles des retables.

Comment Saramago justifie-t-il son choix (avant d’expliquer qu’il est passé ensuite à d’autres œuvres) ? par une description phénoménologique du comportement du visiteur de musée, soudain interrompu dans son parcours mécanique d’une œuvre à l’autre par un brusque réveil dans son attention : « Probablement qu’en termes absolus cette peinture ne sera pas meilleure que d’autres exposées dans cette même salle, mais le moment, l’heure, la rencontre « cosmique » avec ce visiteur et pas un autre, en cet instant-là et pas en un autre, l’auront métamorphosé comme par un coup de baguette magique en le plus beau tableau du monde (2). »

À l’immédiateté de tels coups de foudre, l’histoire de l’art oppose une savante mise à distance. Lors d’une visite ultérieure au musée, l’écrivain apprend que l’attribution de l’œuvre a été retirée à Lorenzetti : impossible de l’imaginer se délassant, sur ces tableautins, de son grand œuvre… Les deux tableaux sont aujourd’hui souvent attribués à Sassetta, autre grand peintre siennois, ce qui certes n’ôte rien à la qualité esthétique de ces œuvres et à leur capacité à susciter la rêverie. Mais l’historien Patrick Boucheron nous invite à nous méfier aussi de ce qu’il appelle « l’illusion mimétique de la ressemblance » : « Bien entendu, l’équivoque de la modernité nous pousse toujours à croire le contraire, à se laisser embarquer dans l’apaisant artifice d’une contemporanéité immédiate qui nous donnerait à voir, chez Lorenzetti, le tremblement de nos propres émotions face à la certitude sonore du monde. » Or ce que nous voyons comme des paysages purs, les premiers dans l’art européen, ne serait que le résultat d’un découpage ultérieur : « l’étude minutieuse des fibres du bois sur le rebord des tablettes révélerait un arrachement moderne, et ce que l’on prend pour l’autonomisation d’un paysage sans sujet ne serait que l’effet d’une découpe bien postérieure, la détaille d’une œuvre perdue. (3) ».

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Lorenzetti
Ambrogio Lorenzetti (attribué à), Paysage avec château et rivage.

1. FMR, nouvelle série, 10, déc.-jan. 2006, p. 27-42.
2. Ibid. p. 36.
3. Patrick Boucheron, Conjurer la peur, Paris, 2013, p. 88-90.



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