Micrologies

La carte d'Aristagoras


Au livre V de son Enquête (49-54), Hérodote raconte l’ambassade effectuée à Sparte par Aristagoras, tyran de Milet : celui-ci cherche auprès des Lacédémoniens une alliance et des renforts pour soutenir la révolte de l’Ionie contre les Perses, qui contrôlent les cités grecques de la côte de l’Asie mineure. Pour les convaincre, il apporte avec lui un remarquable accessoire, une carte géographique :

Ἀπικνέεται δὲ ὦν ὁ Ἀρισταγόρης ὁ Μιλήτου τύραννος ἐς τὴν Σπάρτην Κλεομένεος ἔχοντος τὴν ἀρχήν· τῷ δὴ ἐς λόγους ἤιε, ὡς Λακεδαιμόνιοι λέγουσι, ἔχων χάλκεον πίνακα ἐν τῷ γῆς ἁπάσης περίοδος ἐνετέτμητο καὶ θάλασσά τε πᾶσα καὶ ποταμοὶ πάντες.

Aristagoras, tyran de Milet, arriva donc à Sparte du temps que Cléomène y avait le pouvoir. Il vint s’entretenir avec lui, à ce que disent les Lacédémoniens, portant une tablette de cuivre où étaient gravés les contours de toute la terre, toute la mer et tous les fleuves (trad. Ph. Lejeune).

Cet accessoire étonne visiblement les Spartiates, même s’il n’était sans doute pas une nouveauté absolue. Lejeune rappelle que Milet, alors la plus importante des cités grecques, était notamment la patrie du fameux géographe Hécatée. Toujours est-il que devant le roi de Sparte, Aristagoras développe son argumentation grâce à sa carte, comme on se servirait aujourd’hui d’un Powerpoint. Comme il veut entraîner ses troupes jusqu’au cœur de l’empire perse, il désigne les peuples qu’elles devront traverser : οἵδε Λυδοί... οἵδε Φρύγες... : « Ici, les Lydiens… ici les Phrygiens… ». Hérodote ne manque pas de souligner l’étrange nouveauté de cette présentation : δεικνὺς δὲ ἔλεγε ταῦτα ἐς τῆς γῆς τὴν περίοδον, τὴν ἐφέρετο ἐν τῷ πίνακι ἐντετμημένην. « Il montrait ce dont il parlait sur le dessin de la terre qu’il avait apporté, gravé sur sa tablette. »

Or, selon Hérodote, cet usage de la carte est, sinon mensonger, du moins trompeur : la taille réduite de la carte donne l’illusion que les régions se touchent, que les distances sont courtes, que le cœur de l’empire perse est à la portée des hoplites lacédémoniens. Aristagoras raconterait en somme à Cléomène le vieux conte qui est celui du Picrochole de Rabelais, celui de Cinéas devant Pyrrhus, lui promettant des conquêtes faciles s’enchaînant les unes aux autres. Le roi Cléomène, méfiant, demande alors une autre évaluation des distances, plus traditionnelle, calculée en journées de marche. C’est alors qu’Aristagoras commet une erreur : ὁ δὲ Ἀρισταγόρης τἆλλα ἐὼν σοφὸς καὶ διαβάλλων ἐκεῖνον εὖ ἐν τούτῳ ἐσφάλη· χρὲον γάρ μιν μὴ λέγειν τὸ ἐόν, βουλόμενόν γε Σπαρτιήτας ἐξαγαγεῖν ἐς τὴν Ἀσίην, λέγει δ᾽ ὦν τριῶν μηνῶν φὰς εἶναι τὴν ἄνοδον. « Aristagoras, qui jusqu’alors était adroit et s’y prenait bien pour tromper son interlocuteur, commit à ce moment une maladresse : il ne devait pas dire la vérité s’il voulait attirer les Spartiates de chez eux en Asie ; il la dit cependant et avoua qu’il fallait trois mois pour faire la route. » Sa demande est alors refusée, il est expulsé de Sparte, malgré une ultime tentative pour corrompre le roi.

Au-delà de la présentation sans doute partiale qu’en fait Hérodote (c’est à Sparte qu’il a recueilli ses informations), l’anecdote illustre le conflit entre deux représentations de l’espace : la vision surplombante qui est celle du cartographe, celle d’un espace à deux dimensions, et la géographie du voyageur immergé dans le territoire, celle des itinéraires : un espace unidimensionnel. Il est à noter que pour Hérodote seule cette deuxième représentation est « vraie » : car le texte ne s’arrête pas là : l’historien reprend ensuite avec force détails tout le parcours de la « route royale », depuis Sardes en Asie mineure jusqu’à Suse en Mésopotamie, énumérant les journées de marche et les distances calculées en parasanges perses et en stades grecs. Il arrive en effet au total de trois mois. Οὕτω τῷ Μιλησίῳ Ἀρισταγόρῃ εἴπαντι πρὸς Κλεομένεα τὸν Λακεδαιμόνιον εἶναι τριῶν μηνῶν τὴν ἄνοδον τὴν παρὰ βασιλέα ὀρθῶς εἴρητο. « Lors donc qu’Aristagoras de Milet avait dit à Cléomène de Lacédémone que le trajet pour se rendre chez le Roi était de trois mois, il avait dit vrai. »

Le juste et le faux, le discours véridique et le discours trompeur : la carte est un outil problématique et dangereux, mis au service d’une rhétorique mensongère qui finit par se retourner contre son utilisateur maladroit, même si à long terme, l’avenir est bien à la carte. Le texte d’Hérodote est ainsi le témoin du passage difficile d’un espace mental à un autre ; la carte et l’itinéraire continueront à cohabiter longtemps. Quelques siècles plus tard, on trouvera toutefois chez Polybe non pas une carte, mais une tentative de décrire le monde connu selon des repères orthogonaux (1) Quant à nos modernes GPS, tout utiles qu’ils sont, ne marquent-ils pas une régression vers l’espace mental archaïque d’Hérodote, réduisant à nouveau l’espace à une seule dimension ? (2)

1. Polybe, Histoires, III, 36-38.
2. On peut ajouter à ces remarques celles, récentes, de l’essayiste italien Paolo Rumiz, dans le récit de son voyage pédestre sur les traces effacées de l’antique Via Appia (Appia, [2016], trad. fr. Paris, 2019, p. 229-233). Selon lui, le GPS abolit l’instinct, la faculté d’orientation. Il engloutit dans le néant les points de référence du voyageur, la perception du territoire. Rumiz poursuit avec un éloge de la carte en papier, dont l’usage « équivaut à un acte de désobéissance civile », puisque cela revient à revendiquer le droit de tracer son propre itinéraire.



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