Micrologies

Socrate inquiétant


Tel est le titre d’un chapitre du livre iconoclaste de Pierre Vesperini, La Philosophie antique, qui bouleverse bien des idées reçues (1). Pour réviser le mythe socratique, cet auteur s’appuie sur un passage peu cité du Théétète de Platon (169a-c), où le sophiste Théodore assimile Socrate à toute une série de lutteurs mythiques, dans une comparaison que Socrate reprend ensuite à son compte :

(ΘΕΟ.) Οὐ ῥᾴδιον, ὦ Σώκρατες, σοὶ παρακαθήμενον μὴ διδόναι λόγον, ἀλλ´ ἐγὼ ἄρτι παρελήρησα φάσκων σε ἐπιτρέψειν μοι μὴ ἀποδύεσθαι, καὶ οὐχὶ ἀναγκάσειν καθάπερ Λακεδαιμόνιοι· σὺ δέ μοι δοκεῖς πρὸς τὸν Σκίρωνα μᾶλλον τείνειν. Λακεδαιμόνιοι μὲν γὰρ ἀπιέναι ἢ ἀποδύεσθαι κελεύουσι, σὺ δὲ κατ´ Ἀνταῖόν τί μοι μᾶλλον δοκεῖς τὸ δρᾶμα δρᾶν· τὸν γὰρ προσελθόντα οὐκ ἀνίης πρὶν ἂν ἀναγκάσῃς ἀποδύσας ἐν τοῖς λόγοις προσπαλαῖσαι.
 (ΣΩ.) Ἄριστά γε, ὦ Θεόδωρε, τὴν νόσον μου ἀπῄκασας· ἰσχυρικώτερος μέντοι ἐγὼ ἐκείνων. μυρίοι γὰρ ἤδη μοι Ἡρακλέες τε καὶ Θησέες ἐντυχόντες καρτεροὶ πρὸς τὸ λέγειν μάλ´ εὖ συγκεκόφασιν, ἀλλ´ ἐγὼ οὐδέν τι μᾶλλον ἀφίσταμαι· οὕτω τις ἔρως δεινὸς ἐνδέδυκε τῆς περὶ ταῦτα γυμνασίας. Mὴ οὖν μηδὲ σὺ φθονήσῃς προσανατριψάμενος σαυτόν τε ἅμα καὶ ἐμὲ ὀνῆσαι.

TH. – Il n’est pas facile, Socrate, quand on est assis près de toi, de se défendre de te donner la réplique, et tout à l’heure j’ai parlé à la légère en disant que tu me permettrais de ne pas me dévêtir et que tu ne m’y contraindrais pas, comme les Lacédémoniens. Il me paraît, au contraire, que tu te rapproches plutôt de Sciron. Les Lacédémoniens en effet vous enjoignent de vous retirer ou de vous déshabiller ; mais toi, ce me semble, c’est plutôt comme Antée que tu te comportes ; quiconque s’approche de toi, tu ne le lâches pas que tu ne l’aies forcé à quitter ses vêtements pour lutter en paroles contre toi.
 SO. – Tu as dépeint on ne peut mieux ma maladie, Théodore ; mais je suis plus fort que ces deux lutteurs ; car j’ai déjà rencontré des milliers d’Héraclès et de Thésées, redoutables dans la dispute, qui m’ont bel et bien battu ; mais je ne m’arrête pas pour cela, tant est violent et enraciné l’amour que j’ai pour cette sorte de gymnastique. Ne m’envie donc pas, toi non plus, le plaisir d’un corps à corps, dont tu tireras profit aussi bien que moi (trad. É. Chambry).

Sciron est ce fameux brigand, vaincu par Thésée, qui contraignait les voyageurs à lui laver les pieds et en profitait pour les précipiter dans la mer où une tortue géante les dévorait. Quant au lutteur Antée, adversaire d'Héraclès, il reprenait des forces chaque fois qu’il touchait la Terre, qui n’était autre que sa mère. Il avait édifié un temple à son père Poséidon avec les crânes de ses victimes. Par un glissement saisissant, note Vesperini, Théodore passe des Lacédémoniens, « modèles de vaillance aristocratique », au redoutable Sciron puis à Antée, brigand et monstre plus effrayant encore. Or Socrate ne refuse pas cette comparaison : il l’assume et la renforce en parlant de sa « maladie », la maladie des discours, celle qui le transforme en monstre.

Les Héraclès et les Thésées qu’il affronte, ce sont bien entendu les sophistes. « Autrement dit, les sophistes sont assimilés aux héros civilisateurs, ceux qui, en débarrassant le monde des brigands et des monstres, permettent aux hommes de l’habiter et d’y circuler. Socrate, lui, est du côté de l’avant-civilisation. » Antaios, Antée, c’est « celui qui se pose face à », « le dialecticien, celui qui « pro-pose » une question et apportera la contradiction, l’antilogie ». C’est aussi le nom donné aux fantômes, aux revenants. Vesperini accumule encore (2)les exemples de qualifications inquiétantes appliquées à Socrate représenté souvent par la tradition comme un être étrange, voire monstrueux (atopos) : sphinx, minotaure ou silène.

Que nous montre alors Platon, selon lui ? « D’un côté la civilisation athénienne, c’est-à-dire les sophistes, la démocratie et l’empire ; de l’autre un "fou de dieu", qui, systématiquement, consciencieusement, veut démolir l’édifice. » Parmi les hypothèses qui expliquent la condamnation de Socrate, Vesperini choisit donc sans hésiter celle qui l’attribue à ses liens avec les ennemis de la démocratie : Critias et les Trente. Mais c’est une chose de souligner, comme il le fait, la dimension archaïque et religieuse du personnage de Socrate (il est convaincant sur ce point, même s’il semble négliger la dimension ironique du passage du Théétète) ; c’en est une autre que d’en inférer la cause unique (et politique) de sa condamnation à mort.

1. La Philosophie antique - Essai d’histoire Paris, 2019, p. 119-122.
1. Ibid. p. 359, n. 111.



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