Tel est le titre d’un chapitre du livre iconoclaste de Pierre Vesperini, La Philosophie antique, qui bouleverse bien des idées reçues (1). Pour réviser le mythe socratique, cet auteur s’appuie sur un passage peu cité du Théétète de Platon (169a-c), où le sophiste Théodore assimile Socrate à toute une série de lutteurs mythiques, dans une comparaison que Socrate reprend ensuite à son compte :
Sciron est ce fameux brigand, vaincu par Thésée, qui contraignait les voyageurs à lui laver les pieds et en profitait pour les précipiter dans la mer où une tortue géante les dévorait. Quant au lutteur Antée, adversaire d'Héraclès, il reprenait des forces chaque fois qu’il touchait la Terre, qui n’était autre que sa mère. Il avait édifié un temple à son père Poséidon avec les crânes de ses victimes. Par un glissement saisissant, note Vesperini, Théodore passe des Lacédémoniens, « modèles de vaillance aristocratique », au redoutable Sciron puis à Antée, brigand et monstre plus effrayant encore. Or Socrate ne refuse pas cette comparaison : il l’assume et la renforce en parlant de sa « maladie », la maladie des discours, celle qui le transforme en monstre.
Les Héraclès et les Thésées qu’il affronte, ce sont bien entendu les sophistes. « Autrement dit, les sophistes sont assimilés aux héros civilisateurs, ceux qui, en débarrassant le monde des brigands et des monstres, permettent aux hommes de l’habiter et d’y circuler. Socrate, lui, est du côté de l’avant-civilisation. » Antaios, Antée, c’est « celui qui se pose face à », « le dialecticien, celui qui « pro-pose » une question et apportera la contradiction, l’antilogie ». C’est aussi le nom donné aux fantômes, aux revenants. Vesperini accumule encore (2)les exemples de qualifications inquiétantes appliquées à Socrate représenté souvent par la tradition comme un être étrange, voire monstrueux (atopos) : sphinx, minotaure ou silène.
Que nous montre alors Platon, selon lui ? « D’un côté la civilisation athénienne, c’est-à-dire les sophistes, la démocratie et l’empire ; de l’autre un "fou de dieu", qui, systématiquement, consciencieusement, veut démolir l’édifice. » Parmi les hypothèses qui expliquent la condamnation de Socrate, Vesperini choisit donc sans hésiter celle qui l’attribue à ses liens avec les ennemis de la démocratie : Critias et les Trente. Mais c’est une chose de souligner, comme il le fait, la dimension archaïque et religieuse du personnage de Socrate (il est convaincant sur ce point, même s’il semble négliger la dimension ironique du passage du Théétète) ; c’en est une autre que d’en inférer la cause unique (et politique) de sa condamnation à mort.