Micrologies

Gênes


Le texte Deux Scènes et notes conjointes (1) relève de ce que son auteur, Yves Bonnefoy, appelle le « récit en rêve », prose qui mêle à une structure narrative une évocation onirique. Le texte, assez bref, est accompagné de deux « notes » qui en proposent une élucidation.

La scène du rêve raconté ici, que des liens profonds relient à l’enfance de l’auteur, avec une tonalité psychanalytique plutôt rare chez lui, est localisée en Italie, « dans de vieux quartiers, de Turin peut-être ou de Gênes » (p. 11). Mais cette hésitation du récit est dissipée par la note qui le suit, qui opte décidément pour la ville de Gênes plutôt que pour celle de Turin. Bonnefoy s’en explique dans une méditation sur les villes italiennes, qui, affirme-t-il, ont historiquement développé chacune une spécificité. Dans l’Italie du nord, seule Gênes présente la particularité d’être tournée vers la mer (Venise serait une ville de l’eau plutôt que de la mer) (p. 23-24). Ouverture sur la mer qui est aussi, selon lui, une ouverture sur l’inconscient : « Cette ville si amplement établie devant une mer on ne peut plus proche, et qui étage ses quartiers comme la salle d’un théâtre dont le grand large serait la scène, avec sur celle-ci les drames du ciel et de l’eau auxquels d’innombrables spectateurs ont bien dû réagir, à travers les siècles ! »

La métaphore théâtrale ici développée est essentielle à la construction interprétative proposée : la scène urbaine est analogue à la scène mentale où se met en œuvre le rêve. La spécificité marine de Gênes, selon Bonnefoy, tient à deux caractères différents : d’abord, comme dans tous les ports, se joue sur le théâtre de la mer le drame du soleil sur la mer, le soir, c’est-à-dire « la vie rencontrant la mort, mais avec déjà, sous-jacente, la pensée que demain la lumière emplira de nouveau le ciel » (p. 26). Le coucher de soleil est aussi pour le poète « un symbole on ne peut plus naturel de l’homme et de la femme en leur rencontre et même en leur conjonction », comme chez Rimbaud ici cité :

Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.

Mais, ajoute Bonnefoy, la ville de Gênes est orientée vers le sud, ce qui fait que le coucher du soleil y est rejeté dans un coin de l’horizon, sur les marges du regard. En revanche, plus qu’ailleurs, on peut y remarquer la hauteur différente du soleil sur l’horizon, selon les saisons.

Si bien que ce soleil plus ou moins haut dans le ciel selon les saisons, cette pulsation de la lumière mais que trouble une souvenance du soir, ce pourra être dans ce grand port une pensée plus complexe qu’ailleurs de l’être-au-monde et peut-être plus dialectique (p. 29)

La journée serait pour la lumière évidente du soleil, le soir pour le rêve, le mythe, l’énigme. Cette imagination poétique de la ville est liée non à la représentation symbolique, à l’idée, mais à des données sensibles des plus immédiates. Cependant elle est aussi projection, dans l’espace, des représentations inconscientes que le poète repère dans son rêve, et notamment de cette « scène primitive » qui met en jeu, dans un angle du champ psychique, les figures parentales, de la même façon que l’image du soleil couchant sur la mer, est rejetée sur le côté dans le paysage de la ville.

1. Paris, 2009.



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