L’écriture de Don Quichotte joue constamment sur la métalepse, c’est-à-dire sur les interférences entre les différents niveaux de la narration : les personnages, Don Quichotte ou Sancho, l’auteur, les narrateurs fictifs comme Cid Hamet Benengeli, supposé auteur arabe du récit, son traducteur espagnol non moins fictif, développent sur l’histoire du héros des points de vue contradictoires, que le récit ne cherche pas du tout à concilier ; au contraire, il les souligne, les approfondit, comme on maintient une plaie ouverte avec des écarteurs. En ce sens, dans une certaine mesure, il n’y a pas de « vérité » de l’histoire, mais seulement des voix dissonantes, des discours en décalage.
Un exemple caractéristique, c’est l’aventure de la caverne de Montesinos, grotte dans laquelle, aux chapitres XXII à XXIV de la deuxième partie du roman, Don Quichotte se fait descendre, solidement attaché par des cordes. Qu’y a-t-il vu, que lui est-il arrivé ? la narration nous laisse à l’extérieur de la grotte, avec Sancho et le guide qui les a amenés sur les lieux : quand les deux hommes remontent Don Quichotte au bout d’une demi-heure, le héros semble profondément endormi. Mais Don Quichotte affirme être resté trois jours dans la grotte et raconte en détail les aventures merveilleuses qu’il y a vécues, et sa rencontre avec le seigneur Montesinos, maître des lieux. La seule hypothèse admissible est qu’il s’est endormi et qu’il a rêvé, mais cette solution n’est jamais formulée explicitement ni par le narrateur ni par les personnages. Le narrateur nous dit que Don Quichotte « a tout l’air d’être endormi », qu’il s’étire ensuite « comme s’il s’éveillait de quelque lourd et profond sommeil », mais jamais qu’il dort véritablement. Sancho dit à quelques lignes d’intervalle : « de tout ce que vous venez de dire ici, je n’en crois pas un traître mot », puis : « je ne crois pas que mon maître mente ». Sa théorie : ce sont des enchanteurs, explique-t-il à Don Quichotte, qui « vous ont fourré dans la cervelle ou dans la mémoire toute cette machine que vous nous avez contée ».
Mais la discussion qui suit sape aussitôt ce que Sancho vient de construire : Don Quichotte raconte avoir vu dans la grotte Dulcinée, sous la forme d’une paysanne, telle que Sancho la lui a fait voir au village du Toboso : victime donc d’un « enchantement ». Mais Sancho sait à quoi s’en tenir là-dessus :
Tout se ramènerait donc à la folie de Don Quichotte, si, au niveau métadiégétique, n’étaient soulevés de nouveaux doutes et incertitudes. Le chapitre XXIII, où Don Quichotte raconte ses aventures s’intitule en effet : « Des choses admirables que l’admirable Don Quichotte conta avoir vues en la profonde grotte de Montesinos, dont l’impossibilité et la grandeur font qu’on tient cette aventure pour apocryphe. » Ce ne sont donc pas seulement les aventures de Don Quichotte dans la grotte qui seraient controuvées, rêvées ou inventées par lui, mais les chapitres qui les racontent auraient été ajoutés à l’œuvre authentique.
Au début du chapitre XXIV, où se clôt cet épisode, se surajoute un ultime niveau de complexité : le « traducteur » supposé de l’arabe, « celui qui traduisit cette grande histoire à partir de l’original de celle qu’avait écrite Cid Hamet Benengeli, son premier auteur », dit avoir lu sur le manuscrit une longue annotation « de la main d’Hamet en personne ». Celui-ci ne peut se persuader de la vérité de ce qui vient d’être raconté. Cette aventure, au contraire des autres, passe les termes de la raison, mais d’un autre côté, on ne peut penser que ce noble chevalier ait menti. L’argument avancé est que Don Quichotte, en une demi-heure, n’aurait pas eu le temps de bâtir « un tel échafaudage d’extravagances ». Argument déjà formulé, dans le récit lui-même, par le guide de Don Quichotte et de Sancho (dit « le cousin ») : « L’eût-il voulu qu’il n’aurait pas eu le temps d’imaginer et de fabriquer tant de millions de mensonges ! »
Autrement dit, Cid Hamet Benengeli se présente ici, par une vertigineuse mise en abyme qui rejette l’origine du texte dans des limbes inconnus, non comme le « premier auteur », comme il a pourtant été dit plus haut, mais comme le simple transcripteur de l’histoire : « si donc cette aventure paraît apocryphe, ce n’est pas de ma faute, et c’est pourquoi je la transcris sans affirmer qu’elle est fausse ou vraie. » Au lecteur de décider…
Tout irait bien si Cervantès n’instillait pas un doute supplémentaire sur la « folie » de Don Quichotte et sur la nature de l’aventure de la grotte : il faudrait tenir pour certain « qu’au moment de sa mort il se rétracta, dit-on, et déclara que c’est lui qui l’avait inventée parce qu’il lui semblait qu’elle s’accordait et cadrait fort bien avec les aventures qu’il avait lues dans ses histoires. » On sait que le Don Quichotte de la deuxième partie, parue dix ans après la première, est censé avoir pris connaissance de cette première partie de son histoire. Par une sorte de surdétermination, il deviendrait ainsi co-auteur de ses propres aventures, en inventant, pour la caverne, un récit plus donquichottesque que nature.
Par une autre forme de métalepse, ce jeu brillant sur l’indécidabilité narrative fait donc écho à l’état d’esprit de Don Quichotte, qui, pour pouvoir vivre sa folie, a précisément besoin d’une marge d’irréalité qui rende ses fantasmes possibles. Un peu plus loin, au chapitre XLIV, il énonce un propos qui a une portée plus générale : « Si c’était le cas, cela impliquerait une contradiction majeure ; et il n’est pas temps maintenant d’effectuer ces vérifications, car ce serait entrer dans un labyrinthe inextricable. » Ne pas élucider les contradictions, tel serait le maître-mot de Don Quichotte, qui ne peut évoluer que dans le brouillard de l’incertitude, mais aussi la règle adoptée par Cervantès, qui égare avec délices le lecteur dans son dédale textuel. Avec d’autres modalités, on retrouve semblables jeux d’écriture dans le Persilès, l’ultime roman de l’écrivain.