Dans son roman Persilès et Sigismonde (1), Cervantès invente un néologisme, llorable, que le traducteur de la Pléiade rend par « plorible », capable de pleurer, et qui serait le contraire de risible, « risible », au sens de « capable de rire » : en somme, le contraire de la fameuse proposition de Rabelais : « Rire est le propre de l’homme ».
On passe donc tout de suite de la définition anthropologique à des considérations morales : on peut trop pleurer comme trop rire, et dans les deux cas cet excès révèle un défaut. La suite du passage fixe alors des règles éthiques et des normes sociales qui sont censées régir un usage modéré des pleurs :
On voit tout de suite le décalage entre ces trois exceptions : les deux premières relèvent du repentir moral et l’on peut penser à sa plus haute expression chrétienne : les larmes de saint Pierre après son reniement. Cela est conforme au fond religieux du roman, placé tout entier sous la présence insistante du Ciel, ainsi qu’à l’éthique aristocratique de la gravité, qui est la norme de toute bienséance.
Il n’en reste pas moins que cette bien-pensance est contredite par la troisième exception, celle de la jalousie : on n’est plus dans l’éthique, mais dans la pure esthétique romanesque : jalousie et larmes sont un ressort dramatique puissant du roman d’amour ; les autoriser au héros amoureux renforce l’intérêt qu’on peut prendre pour lui. Justement, les graves considérations qui précèdent interviennent au moment où le héros Periandro vient de tomber en pâmoison, se croyant abandonné par son amante Auristela, laquelle n’a voulu que mettre à l’épreuve sa fidélité. Il s’agit d’un moment de suspens, entre la fin d’un chapitre et le début du suivant, qui prolonge l’incertitude du lecteur sur le sort du héros.
Fin de l’arrêt sur image : le récit reprend son cours ; la parenthèse a joué son rôle de suspens dramatique ; Periandro se remet de sa pâmoison. En fait, il en va souvent ainsi dans tout ce roman très complexe, où l’on ne peut jamais s’en tenir au premier degré : tout le discours éthique et religieux qui le sous-tend est sans cesse miné de l’intérieur par le romanesque échevelé auquel il sert d’alibi et de justification. De plus, ce romanesque lui-même est sapé dans ses effets par une veine burlesque intermittente : les larmes et l’évanouissement du héros sous l’effet de la jalousie, s’amuse le narrateur, sont aussi inexplicables que les malaises qu’éprouvent certains à la vue d’une souris, d’une rave qu’on coupe en deux ou d’un plat d’olives.