Micrologies

« Écrire sur l’eau »


Dans son ouvrage sur la philosophie antique (1), Pierre Vesperini élucide la position complexe de Platon par rapport à l’écrit, en s’appuyant sur le Phèdre : dans ce dialogue (276c), « Platon oppose deux écritures : celle qui s’écrit dans l’âme […] et celle qui […] ne se prend pas au sérieux, car elle sait qu’elle s’écrit « sur l’eau », qu’elle ne transmet pas la vérité. » La première, la seule véritable selon Platon, relève du mode archaïque du savoir, et correspond (métaphoriquement) à une intuition immédiate de l’âme : pour lui, « tout le savoir transmissible par écrit, c’est-à-dire le savoir humain, n’est pas du savoir, et […] la seule, la véritable connaissance vient du divin. » La seconde écriture, celle qui « s’écrit sur l’eau », c’est l’écriture du jeu et de la fête, l’écriture des sophistes, qui ne transmet aucun savoir véritable. Mais c’est aussi à cette écriture que nous devons les dialogues de Platon, dont la fonction serait « psychagogique », destinée à « attirer les âmes bien nées dans son école » par une forme d’écriture attrayante.

Vesperini renvoie aussi aux Adages d’Érasme, qui se réfère justement au passage de Platon :

In aqua scribis

Καθ’ ὕδατος γράφεις ἥ εἰς ὕδωρ γράφεις, id est In aqua scribis, hoc est nihil agis. Lucianos in Tyranno : Παίζεις, ὧ Χάρων, ἥ καθ’ ὕδατος, φασίν, ἤδη γράφεις παρὰ Μικύλλου τινα ὀβολὸν προσδοκὦν, id est Utrum ludis Charon, an jam in aqua, quod aiunt, scribis, qui quidem a Micyllo obolum aliquem expectes ? Plato inPhaedro : Οὐκ ἄρα σπουδῇ αὐτὰ ἐν ὕδατι γράψει μέλανι σπείρων διά καλάμου, id est Num haec studiose in aqua scribet nigra seminans calamo. Exstat hujusmodi senarius inter sententias Graecas : Ἀνδρῶν δὲ φαύλων ὅρκον εἰς ὕδωρ γράφε, id est Hominum improborum inscribe jusjurandum aquae. Id ita depravat Xenarchus in Pentathlo apud Athenaeum libro decimo : Ὅρκον δ’ ἐγὼ γυναικὸς εἰς οἷνον γράφω, id est Inscribo vino si qua jurat foemina. Idem Catullus : Mulier cupido quod dicit amanti, In vento et rapida scribere oportet aqua (2).

Tu écris sur l’eau

Καθ’ ὕδατος γράφεις ἥ εἰς ὕδωρ γράφεις : « tu écris sur l’eau », c’est-à-dire : tu n’aboutis à rien. Lucien, dans le Tyran : Παίζεις, ὧ Χάρων, ἥ καθ’ ὕδατος, φασίν, ἤδη γράφεις παρὰ Μικύλλου δή τινα ὀβολὸν προσδοκῶν : Tu plaisantes, Charon, ou bien tu écris sur l’eau, comme on dit, si tu espères recevoir quelque obole de Mikyllos. Platon dans le Phèdre : Οὐκ ἄρα σπουδῇ αὐτὰ ἐν ὕδατι γράψει μέλανι σπείρων διά καλάμου : « Il ne s’empressera donc pas d’écrire sur l’eau ces choses-là, en les semant avec de l’encre et un roseau ». On trouve dans les proverbes grecs un sénaire qui dit : Ἀνδρῶν δὲ φαύλων ὅρκον εἰς ὕδωρ γράφε : Le serment des méchants tu peux l’écrire sur l’eau. Ce que déforme Xénocrate dans son Pentathlon (voir Athénée, livre 10) : Ὅρκον δ’ ἐγὼ γυναικὸς εἰς οἷνον γράφω : le serment d’une femme, je l’écris sur le vin. De même Catulle : « Ce que femme dit à amant passionné, autant l’écrire sur le vent ou sur l’eau courante. »

Cette expression, « écrire sur l’eau » Vesperini en suit la trace jusque dans l’épitaphe rédigée par Keats pour sa propre tombe à Rome (en 1821) : Here lies one whose name was writ in the water : ici, ce qui est en jeu est différent, c’est la fragilité de la vie humaine, et peut-être de la gloire : ne sont-ce pas aussi les poèmes de Keats qui s’effaceront avec sa disparition précoce ? Vesperini commente ainsi :

Keats n’a probablement jamais lu le Phèdre. Quelques jours avant sa mort, il voulut lire le Platon de Mme Dacier (en anglais), mais le livre ne se trouvait pas à Rome. La source de cette image vient probablement de Shakespeare, qu’il connaissait par cœur, cf. All is True [Henry VIII], 4, 2, 44-45 : Men’s evil manners live in brass, their virtues / We write in water. » Quant à Shakespeare il a pu trouver l’expression dans les Adages d’Érasme (3).

L’expression relève donc dans l’Antiquité d’une sagesse proverbiale, volontiers misogyne et qui enseigne à se défier des promesses. Shakespeare puis Keats en inversent le sens en en faisant une méditation mélancolique sur le caractère fugitif des mérites humains.

1. La Philosophie antique, essai d’histoire Paris, 2019 p. 149-152.
2. Érasme, Adages, 356 ; I, IV, 56.
3. Op. cit., p. 370, n. 221.



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