Micrologies

La colombe et la flèche


Dans le Persilès, son ultime roman, Cervantès décrit un concours sportif au cours duquel Periandro, le héros, rafle la victoire dans toutes les épreuves. Parmi celles-ci, il en est une de tir à l’arc, qui se déroule selon des modalités particulières : « On met entre ses mains l’arbalète, avec quelques flèches ; on lui montre un arbre très haut et très lisse ; à sa cime était fichée une demi-lance, à laquelle une colombe était retenue par un fil : quiconque se voulait essayer à ce concours n’avait droit de la tirer qu’une seule fois » (1).

Une telle épreuve relève d’une longue tradition littéraire : sa première mention remonte à l’Iliade, et aux jeux funèbres donnés par Achille en l’honneur de Patrocle, au chant XXIII (V. 850-883). Achille dresse sur le rivage un mât de navire, auquel il attache une colombe par un fil. On tire ensuite l’ordre de passage des concurrents. Le premier, Teucros, omet d’adresser préalablement une prière au dieu archer, Apollon. Il manque la colombe, tranche seulement le cordon : l’oiseau s’envole vers le ciel. Le second, Mérion, promet aussitôt au dieu une hécatombe d’agneaux nouveau-nés. Il transperce la colombe en plein vol, non sans quelque prodige qui marque l’assentiment du dieu : la flèche, tel un boomerang, revient se ficher en terre aux pieds de l’archer. La leçon est claire : rien ne se fait sans l’accord des dieux, même et surtout l’exploit humain.

Ce n’est sans doute pas Homère qui est la source directe de Cervantès, mais bien plutôt Virgile, qui place une épreuve semblable dans l’Énéide, lors des jeux funèbres donnés par Énée en l’honneur de son père Anchise (V, 485-544). L’épisode est plus développé que dans l’Iliade : même dispositif, le mât et la colombe, mais plus de concurrents : le premier plante sa flèche dans le mât sans atteindre l’oiseau ; le deuxième, comme chez Homère, tranche la cordelette : l’oiseau prend son envol ; le troisième, après un vœu à son frère, archer lui aussi, tombé naguère devant Troie, transperce l’oiseau, qui tombe au sol avec la flèche. Mais il reste un dernier concurrent, Aceste, proche compagnon d’Énée. Pour montrer malgré tout son savoir-faire, il lance puissamment sa flèche droit vers le ciel ; celle-ci alors prend feu et se dissipe dans les airs. Quelle que soit l’interprétation que l’on peut donner à ce prodige (et les hypothèses n’ont pas manqué), son obscurité même lui donne une valeur plus large qu’à celui d’Homère : plus que signe ponctuel d’un contrat respecté entre l’homme et les dieux, c’est un présage qui s’inscrit dans le temps long d’une destinée, qu’il s’agisse de celle d’Aceste, de celle d’Énée ou de celle à venir de Rome.

Chez Cervantès, il ne s’agit plus que de la célébration de la perfection humaine ; on n’est plus dans l’épopée, mais dans le roman héroïque : après que le premier concurrent ait planté sa flèche dans l’arbre et le second tranché la corde, Periandro, qui a déjà remporté successivement les épreuves de course, d’escrime, de lutte et de lancer, décoche sa flèche si habilement que « fendant l’air avec un sifflement tendu de déchirure, elle atteignit la colombe et lui traversa le cœur de part en part, lui dérobant, au même instant, le vol et la vie. » Plus rien de divin, ici, mais les acclamations des spectateurs devant la perfection et l’excellence du héros. S’il est malgré tout un lien avec l’histoire du roman, il est de toute autre nature : la princesse Sinforosa, qui assiste à l’exploit, s’éprend de Periandro, ce qui suscite la jalousie de l’héroïne Auristela. Symbolisme amoureux de la colombe et de la flèche ?

Ce motif narratif repris dans les trois œuvres, revêt donc des significations très différentes selon l’époque, certes, mais aussi selon le type de récit dans lequel il est inséré. Ce n’est pas le seul souci de variation qui introduit des changements dans le traitement de l’épisode, mais la cohérence propre à chaque genre narratif.

1. Les Épreuves et travaux de Persilès et Sigismunda, I, XXII, Pléiade p. 602-603, trad. J.-M. Pelorson.



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