Micrologies

Εἰκός (eikos)


Le livre de Wilfried Stroh, La Puissance du discours (1), est plus ambitieux que ne l’indique son sous-titre : « Une petite histoire de la rhétorique dans la Grèce antique et à Rome ». « Petite » , en effet, parce qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage scientifique, mais d’un manuel, destiné à un public cultivé mais non spécialiste (assez peu de notes, mais une abondante bibliographie commentée). Ambitieux, parce que cette étude chronologique n’est pas un catalogue des recettes et des techniques de l’éloquence au cours des âges, mais qu'elle vise à rendre compte des enjeux intellectuels ou philosophiques de la rhétorique tout aussi bien que des pratiques sociales et culturelles qu’elle met en jeu.

C’est ainsi que procède l'auteur pour la notion d’εἰκός (eikos), théorisée dès les supposés débuts siciliens de la rhétorique, au Ve siècle avant J.-C. (C’est après la chute des tyrans de Sicile, en 467-466, que se serait développé cet art, à l’occasion de multiples revendications de droit de propriété devant les tribunaux). Corax et son élève Tisias en seraient les créateurs. Mais leur travail aurait été déformé et caricaturé par Aristophane (Les Nuées) et par Platon qui s’en moque dans le Phèdre (273a). L’ eikos, dont la traduction approximative serait « la vraisemblance » , amène en fait les deux parties à mentir : pour être cru, le fort qui veut convaincre qu’il a été agressé par le faible doit soutenir que ce dernier n’était pas seul ; le faible, lui, doit affirmer qu’il n’aurait jamais osé s’attaquer au fort. Dans ces conditions, la vérité n’a aucune chance.

Aristote ajoute un deuxième degré à l’eikos : en admettant que ce soit le fort qui ait agressé le faible, il peut soutenir qu’il n’aurait jamais pris un tel risque, sachant que les présomptions seraient contre lui. C’est cette technique qu’Aristote appelle « rendre plus fort le discours plus faible ». Dans l'exemple ci-dessus, la force (physique) est un argument faible quand on se place au niveau des faits ; elle devient un argument fort quand on envisage les motivations.

La déformation apportée par Aristophane et Platon consiste à transposer à la cause toute entière (juste ou injuste) des méthodes qui ne sont prescrites que pour des arguments ponctuels. Et Stroh de conclure : « Du point de vue moral, la rhétorique est, ici comme ailleurs, neutre. »

1. Paris, 2010, pour la traduction française.



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