Micrologies

Chevalerie à Rome


Dans Tite-Live (II, 6, 5-9), on trouve le curieux récit de la mort de Brutus (le fondateur de la République), dans un combat de cavalerie qui voit s’affronter directement les deux chefs ennemis, Brutus et Tarquin Arruns, fils de Tarquin le Superbe (le roi récemment expulsé de Rome) :

Concitat calcaribus equum atque in ipsum infestus consulem derigit. […] Adeoque infestis animis concurrerunt, neuter, dum hostem uulneraret, sui protegendi corporis memor, ut contrario ictu per parmam uterque transfixus, duabus haerentes hastis moribundi ex equis lapsi sint.

[Tarquin] donne de l’éperon à son cheval et, dans sa fureur, pique droit vers le consul. […] Tel fut l’acharnement des deux combattants et leur désir d’atteindre l’adversaire, sans songer à se couvrir eux-mêmes, que chacun d’eux fut percé par le coup de l’autre à travers son bouclier et qu’ils tombèrent de cheval cloués l’un à l’autre par leurs deux lances et blessés à mort (trad. G. Baillet).

Combat de cavalerie, ou plutôt, dirait-on, combat de chevalerie, tant les termes utilisés sont proches des stéréotypes des combats dans le roman médiéval, narrés avec des formules toujours identiques, dont voici un exemple entre mille, emprunté au Lancelot en prose :

Lors laissent courre li uns contre l’autre les glaives alongiés et les escus mis devant lor pis, si s’entrefierent si durement qu’il font les escus perchier et eroer […] si font les lances voler em pieces et s’entreportent a terre les chevaus sur les cors (1).

Alors ils lancèrent au galop leurs chevaux l’un contre l’autre, les lances abaissées et les écus devant la poitrine, ils se heurtèrent avec une violence bien propre à percer et à mettre à mal les écus […]. Ils firent voler en éclats les lances et se firent mutuellement choir, chevaux par-dessus cavaliers(trad. M.-G. Grossel).

Que faire d’un parallèle aussi incongru ? On ne peut guère supposer que Tite-Live ait servi de modèle aux romanciers médiévaux, à plus forte raison aux combattants. Tout juste peut-on penser que les particularités et les techniques du combat de cavalerie sont restées stables (même si les Romains ignoraient la selle rigide et l’étrier). Passé l’étonnement, ce sont ensuite les différences qui frappent. Distinguenda similitudo, selon le mot de Cicéron : « Il faut faire des distinctions dans la ressemblance. » Le duel codifié des chevaliers est la règle dans le roman médiéval, et dans l’affrontement guerrier. Chez les Romains, c’est l’exception, et Tite-Live signale lui-même le caractère incongru de l’épisode qu’il raconte au regard des pratiques romaines de la guerre : il en attribue la singularité à l’époque reculée qu’il décrit : Decorum erat tum ipsis capessere pugnam ducibus : « Les généraux d’alors se faisaient un point d’honneur de payer de leur personne. » S’il faut chercher un équivalent à son récit, il faudrait sans doute aller du côté de l’épopée, et de l’ « aristie » des héros homériques, de l’exploit individuel recherché à travers le combat des chefs. Le modèle serait peut-être l’affrontement fratricide d’Étéocle et de Polynice.

1. Le Livre du Graal, Pléiade t. 3, p. 303, § 277.



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