Micrologies

Loups


Dans son essai sur Le Petit Chaperon rouge (1), Anne-Marie Garat remarque que Perrault, à la première rencontre de l’enfant et du loup, ne nous décrit pas l’animal ; rien d’explicitement effrayant dans ce récit : « le texte nous épargne sa gueule humide, sa langue rouge, ses yeux verts. Son poil, ses griffes, son souffle, son odeur, et ses énormes crocs. » La gravure de Gustave Doré qui illustre cette rencontre montre, quant à elle, l’animal de dos.

La gravure de Doré est en cela fidèle au texte, elle fait au Loup nous tourner le dos, réservant sa face au seul Petit Chaperon rouge, comme si sa vue excédait le descriptible. Ce procédé, qui consiste à confisquer ce qui fait peur, pour le laisser à l’imagination, offre en contrepartie le visage de la fillette, attentif et sérieux, sur lequel ne se lit aucun signe d’effroi.

De cette représentation, A.-M. Garat rapproche la scène de la mort du loup dans le roman de Giono, Un roi sans divertissement. Rappelons qu’après une longue battue dans la montagne enneigée, les chasseurs ont acculé le loup qu’ils traquent dans un cirque rocheux. Alors s’approche le héros du livre, Langlois, qui a coordonné la chasse, et qui, seul face au loup, va le mettre à mort. Ce qu’on ne sait pas encore à ce moment du livre, et que l’on découvre peu à peu, c’est que Langlois commence à ressentir la même fascination pour le sang versé que semble éprouver l’animal, qui tue comme par plaisir et non pas seulement pour se nourrir, et que ressent aussi M. V., l’assassin qui terrorise le village : c’est le seul « divertissement » qui permette à celui-ci d’échapper à l’ennui mortel de l’hiver qui efface le monde sous la neige.

Il est remarquable que, dans le roman de Giono, après la longue chasse dans la neige, quand l’énorme loup nous fait enfin face, acculé contre le rocher, le seul Langlois approche et soutienne sa vue, tournant le dos à tous, avant de le tuer. Nul doute qu’à ce moment-là sa face humaine dépasse en horreur la bestialité du fauve, son miroir. Sa tête, comme celle de M. V., ou la nôtre, est monstrueusement banale, celle qu’ont vue, au moment de leur mort, dans leur ultime regard, les victimes pantelantes aux bourreaux qui les supplicient, et dont nul ne témoigne.

On pourrait ajouter que chez Giono, l’épisode en redouble un autre : quand il a retrouvé M. V., l’assassin, Langlois, pourtant officier de police, ne l’a pas arrêté, mais abattu : la scène est racontée par un témoin, Frédéric II : « Là-bas, en face, à une cinquantaine de mètres, l’homme, debout, adossé au tronc d’un hêtre, nous regardait. » Langlois, de dos pour le témoin, s’approche alors de lui. « Là, ils eurent l’air de se mettre d’accord, une fois de plus, l’homme et lui, sans paroles. » Langlois tire et l’homme tombe. Quel est cet « accord » entre les deux hommes, cette parenté profonde, sinon cet effet de miroir qui fait que, comme le suggère A.-M. Garat pour Doré, semble se refléter sur le visage de la victime l’effroyable impassibilité de celui du bourreau, impossible à montrer autrement ?

Gustave Doré, Le Petit Chaperon rouge, via Wikimedia Commons.

1. Une faim de loup, Actes Sud, 2004, p. 63-64.



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