Micrologies

Chaucer et la tragédie


Les écrivains de la première Renaissance n’avaient qu’une connaissance très imparfaite de la tragédie antique, faute d’avoir accès aux textes grecs. Selon Jean-Frédéric Chevalier, traducteur et préfacier d’une anthologie de tragédies latines humanistes (fin du XIVe – milieu du XVe siècle) (1), « pour définir la tragédie, les poètes du premier humanisme italien ne disposaient que de quelques définitions empruntées à Lactance, à Boèce ou à Isidore de Séville ». « L’intrigue tragique, constituée de meurtres et d’abominations à la cour des rois ou des princes, aboutit un renversement pathétique d’un pouvoir et révèle l’omnipotence de la Fortune dans le cours de la vie des grands de ce monde. » Point important : la tragédie est mal distinguée de l’épopée, à l’exemple de Dante qui parle de l’Énéide comme d’une « haute tragédie ». C’est la découverte des tragédies de Sénèque qui permet de construire peu à peu une définition plus appropriée du genre, auquel est associé le crime monstrueux d’une victime possédée par le furor et devenant tortionnaire dans un accès de folie suicidaire.

On trouve un écho intéressant de cette conception ancienne dans un autre univers culturel, celui des Contes de Canterbury de Chaucer (fin du XIVe siècle). Dans le « Conte du Moine », un personnage donne de la tragédie la définition suivante :

Une tragédie est une certaine histoire
Dont de vieux livres nous gardent la mémoire —
Histoire de qui, au faîte du bonheur,
Est tombé à bas de sa haute station
Dans le malheur et finit misérable.
En général ces récits sont écrits
En vers de six pieds, appelés « hexamètres ».
Beaucoup aussi sont composés en prose,
Ou encore en différents types de vers (v. 1973-1981, trad. A. Crépin).

Ou bien, un peu plus loin :

Je vais conter sous forme de tragédie
Le malheur de ceux qui en plein succès
Connurent une chute sans aucun remède
Qui pût les sauver de leur infortune.
Quand Fortune décide de s’enfuir au loin,
Nul ne saurait la retenir, c’est sûr.
Nul ne doit se fier au bonheur aveugle.
Méditez mes exemples, vrais et vénérables (v. 1991-1998).

Le « Conte du Moine », qui suit ce prologue, est sous-titré De casibus virorum illustrium : « Des infortunes des hommes illustres » ; il est écrit en décasyllabes et en strophes de huit vers ; il se compose d’une suite de brefs récits, qui peuvent aller d’une strophe unique à une quinzaine, et qui retracent chacun les revers de fortune de personnages illustres, bibliques (Samson, Balthazar), mythiques (Hercule) ou historiques (Alexandre, Jules César, Néron). À la fin, on trouve cette mention : Explicit tragoedia.

Voici par exemple, en huit vers, la « tragédie » d’un contemporain, Barnabo de Lumbardia :

Grand Bernabo Visconti de Milan,
Dieu de la joie, fléau de Lombardie,
Pourquoi ne dirais-je pas ton infortune
Après avoir atteint le faîte du pouvoir ?
Le fils de ton frère, deux fois ton parent
Puisque ton neveu et aussi ton gendre,
Te mit en prison et t’y fit mourir.
Pourquoi, comment tu mourus — je l’ignore (v. 2399-2406).

On retrouve chez Chaucer certains éléments des définitions italiennes : pour ce qui est de la forme, confusion entre la tragédie et les hexamètres de l’épopée, confusion entre les formes poétiques et la prose ; pour Chaucer aussi, c’est le sujet de la tragédie qui prime, c’est-à-dire la mise en valeur des aléas de la Fortune. Mais, à l’époque du premier humanisme italien, on est encore, en Angleterre, dans un univers culturel pleinement médiéval, attaché surtout à la valeur exemplaire des récits. Chaucer n’a pas lu Sénèque et ignore la violence extrême de ses tragédies. Il multiplie sans ordre les récits tirés de sa mémoire et ignore la composition dramatique d’une action unique.

1. Trois Tragédies latines humanistes, Paris, 2010, voir p. IX-XI.



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