Micrologies

Lucrèce : poète maudit ?


Il existe une légende noire de Lucrèce. Une tradition rapportée tardivement par Jérôme de Stridon veut qu’il ait été rendu fou par un philtre d’amour et ait fini par se suicider, laissant un manuscrit imparfait qu’aurait corrigé Cicéron. Cette punition semble avoir été inventée par les auteurs chrétiens comme un châtiment divin pour son œuvre impie, qui serait tombée dans un oubli embarrassé. Sans adhérer à cette légende, Luciano Canfora (1) croit déceler en tout cas un silence gêné des contemporains ainsi que de la génération d’Auguste, non tant sur l’œuvre de Lucrèce que sur son nom.

Au contraire, Pierre Vesperini, dans son travail de déconstruction du mythe de Lucrèce (2), s’attache à détruire cette image convenue d’un poète maudit. Il note quant à lui les appréciations élogieuses portées sur lui par les auteurs romains. Rien dans son œuvre ne s’oppose à l’idéologie officielle du temps d’Auguste : Vitruve, Velleius Paterculus le citent avec éloge. Il est glosé par les érudits, travaillé par les orateurs ; il figure dans les conversations lettrées dont témoignent Aulu-Gelle ou Macrobe. Il est abondamment exploité par les poètes. Bref, la « mythographie » qui tend à en faire un poète isolé, marginal serait une création des critiques modernes… « On va donc placer les sources et les témoignages sur un lit de Procuste, déformant le sens des unes, éliminant les autres, celles qui ne sont pas récupérables. » Ainsi on reprend rarement un texte de Cornelius Nepos qui l’égale à Catulle pour le raffinement, et un texte de Sénèque qui le montre aussi connu que Cicéron et Caton.

La présence de Lucrèce est particulièrement marquée chez Virgile. C’est Diderot, qui, le premier, aurait fait l’application à Lucrèce d’un passage fameux des Géorgiques, qui montre l’admiration du poète pour son prédécesseur (II, 490-492) :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas
atque metus omnis et inexorabile fatum
subiecit pedibus strepitumque Acherontis auari.

Heureux qui a pu connaître les causes des choses et qui a mis sous ses pieds toutes les craintes, et l’inexorable destin, et le bruit de l’avare Achéron ! (trad. M. Rat).

Non pas un poète maudit, donc, mais un poète lu, reconnu et admiré, qui n’est jamais tombé dans l’oubli.

1. L. Canfora, Vie de Lucrèce [1993], trad. fr. Paris, 2017, voir p. 91-134.
2. Lucrèce – Archéologie d’un classique européen, Paris, 2017, voir p. 187 sq.



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