Micrologies

Homère et la mélancolie


S’intéressant à l’ « Histoire du traitement de la mélancolie » (1) Jean Starobinski va rechercher aux origines de la culture européenne la première description « médicale » de cette maladie : chez Homère. Op. cit. p. 19-21 Il cite donc trois vers de l’Iliade qui évoquent le héros Bellérophon, le vainqueur de la Chimère (VI, 200-202) :

Ἀλλ᾽ ὅτε δὴ καὶ κεῖνος ἀπήχθετο πᾶσι θεοῖσιν,
ἤτοι ὃ κὰπ πεδίον τὸ Ἀλήϊον οἶος ἀλᾶτο
ὃν θυμὸν κατέδων, πάτον ἀνθρώπων ἀλεείνων·

Bellérophon, à son tour, s’attira les haines divines. Il s’en fut, solitaire, à travers la plaine d’Errance, rongeant son cœur, évitant le sentier foulé par les hommes (trad. Ph. Brunet).

Chagrin, solitude, refus de tout contact humain, existence errante : ce désastre est sans raison, car Bellérophon, héros courageux et juste, n’a commis aucun crime envers les dieux. Bien au contraire : ses malheurs, son premier exil sont dus à sa vertu : toutes ses épreuves ont venues d’avoir refusé les avances coupables d’une reine, que le dépit transforme en persécutrice (2).

Starobinski rejette à juste titre toute interprétation psychologique de la souffrance du héros, puisque le texte d’Homère n’en suggère aucune ; ce sont les dieux qui ont cru bon de le persécuter. Tout se passe « comme si la communication de l’homme avec ses semblables [avait] besoin d’une garantie divine. […] La dépression de Bellérophon n’est que l’aspect psychologique de cette désertion des hommes par les puissances supérieures. » Le mélancolique n’a alors « d’autre ressource que d’attendre ou de se concilier le retour de la bienveillance divine » (3).

Ajoutons que cette interprétation médicale semble s’être imposée dès l’Antiquité, témoin, au Ve siècle ap. J.-C., ces vers de Rutilius Namatianus (4) :

Sic nimiae bilis morbum assignauit
Bellerophonteis sollicitudinibus;
Nam iuueni offenso saeui post tela doloris
Dicitur humanum displicuisse genus.

Ainsi un morbide excès de bile est la cause assignée par Homère aux désespoirs de Bellérophon ; car ce jeune homme ayant senti les traits d’une douleur cruelle était malade, lorsqu’il prit en haine, dit-on, le genre humain (trad. J. Vessereau).

Cependant, ajoute Starobinski, dans l’Odyssée, est évoqué aussi un pharmakon, un remède à la mélancolie. C’est le breuvage d’oubli dispensé par Hélène (IV, 219-226):

ἔνθ᾽ αὖτ᾽ ἄλλ᾽ ἐνόησ᾽ Ἑλένη Διὸς ἐκγεγαυῖα·
αὐτίκ᾽ ἄρ᾽ εἰς οἶνον βάλε φάρμακον, ἔνθεν ἔπινον,
νηπενθές τ᾽ ἄχολόν τε, κακῶν ἐπίληθον ἁπάντων.
ὃς τὸ καταβρόξειεν, ἐπὴν κρητῆρι μιγείη,
οὔ κεν ἐφημέριός γε βάλοι κατὰ δάκρυ παρειῶν,
οὐδ᾽ εἴ οἱ κατατεθναίη μήτηρ τε πατήρ τε,
οὐδ᾽ εἴ οἱ προπάροιθεν ἀδελφεὸν ἢ φίλον υἱὸν
χαλκῷ δηιόῳεν, ὁ δ᾽ ὀφθαλμοῖσιν ὁρῷτο.

Mais la fille de Zeus, Hélène, eut son dessein. Soudain, elle jeta une drogue au cratère où l’on puisait à boire : cette drogue, calmant la douleur, la colère, dissolvait tous les maux ; une dose au cratère empêchait tout le jour quiconque en avait bu de verser une larme, quand bien même il aurait perdu son père et sa mère, quand, de ses propres yeux, il aurait devant lui vu tomber sous le bronze un frère, un fils aimé (trad. V. Bérard).

D’un côté la mélancolie, qui vient des dieux, de l’autre « un apaisement pharmaceutique du chagrin, qui ne doit rien à l’intervention des dieux : une technique toute humaine », recette faite de simples et qu’Hélène a apprise en Égypte.

Certes, Starobinski projette sur le texte homérique les préoccupations de la médecine psychiatrique moderne, rapprochant deux passages isolés, sans lien entre eux, dans deux poèmes différents, mais il le fait sans aplatir leur contexte grec, en évitant toute psychologisation, toute intériorité : il indique un point de départ plus qu’une origine ou qu’une genèse.

1. Thèse de médecine, hors commerce, 1960, reprise dans L’Encre de la mélancolie, Paris, 2012, p. 13-158.
2. Op. cit. p. 19.
3. Ibid.
4. De reditu suo, v. 449-452.



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