Micrologies

Cicéron et Thucydide


Cicéron, à la fin de sa carrière, se trouve confronté à une nouvelle génération d’orateurs, qui cherchent à s’émanciper de la tutelle encombrante de leur glorieux aîné : le plus connu d’entre eux, aujourd’hui, est son ami Brutus. Contre l’éloquence abondante et ornée des « asianistes » formés dans l’Orient grec (et dont pourtant Cicéron entend lui aussi se démarquer), ces « néo-atticistes » revendiquent la pureté de la langue et la simplicité d’une éloquence sans effets, dont le modèle achevé serait l’orateur athénien Lysias (Ve-IVe siècle).

Parmi les reproches que Cicéron leur adresse (à tort ou à raison), celui de pratiquer une éloquence sèche et maigre, formée dans les livres à l’imitation de modèles anciens, pour un public de connaisseurs, plutôt qu’un art oratoire forgé dans le feu de l’action, destiné à agir sur la foule dans les assemblées politiques ou devant les tribunaux. Ce caractère artificiel de l’éloquence atticiste, ajoute-t-il, tient aussi à l’arbitraire des modèles qu’elle se choisit : les orateurs attiques ne se réduisent pas à Lysias, ni à Thucydide, les grands modèles avoués de ses jeunes contemporains.

Peut-on d’ailleurs se calquer sur Thucydide ? Optume, si historiam scribere, non si causas dicere cogitatis. Thucydides enim rerum gestarum pronuntiator sincerus et grandis etiam fuit; hoc forense concertatorium iudiciale non tractauit genus : « À la bonne heure, si c’est l’histoire que vous voulez écrire et non des causes que vous voulez plaider. Thucydide en effet sut donner à l’histoire une belle et noble voix. Mais l’éloquence qui nous intéresse ici, l’éloquence de la place publique, l’éloquence batailleuse, l’éloquence des tribunaux, il ne la pratiqua jamais » (1). C’est une des grandes idées que martèle Cicéron dans le Brutus : l’éloquence est affaire de pratique, elle se forge dans les tribunaux. On se saurait donc prendre un historien, fût-il attique, comme modèle du style oratoire.

Mais, peut-on objecter, il y a des harangues chez Thucydide, celles qu’il prête aux personnages de son histoire et dont la plus célèbre est la fameuse oraison funèbre de Périclès, au livre II. Comment peut-on les évaluer ? Orationes autem quas interposuit (multae enim sunt), eas laudare soleo ; imitari neque possim si uelim, nec uelim fortasse si possim. « Quant aux discours (et ils sont nombreux), qu’il a intercalés dans son ouvrage, j’ai coutume d’en faire l’éloge ; mais les imiter, je ne le pourrais pas, si je le voulais, et peut-être ne le voudrais-je pas, si je le pouvais. » Il ajoute dans l’Orator (IX, 31) : Quae est autem in hominibus tanta peruersitas, ut inuentis frugibus glande uescantur : « L’humanité serait-elle assez folle pour se nourrir de glands après la découverte du blé ? » (trad. H. Bornecque). L’argument utilisé ici n’est pas celui du style, simple ou orné. Cicéron déplace la question de la langue et du style oratoire que soulevaient les orateurs néo-attiques vers une autre problématique : celle de savoir si l’on peut prendre pour modèle un auteur aussi ancien : comme un vin trop vieux perd de sa saveur, dit-il, les discours de Thucydide portent la marque de leur temps. Le meilleur vin n’est pas le plus ancien : c’est un vin d’âge moyen qu’il faut boire. Ipse enim Thucydides si posterius fuisset, multo maturior fuisset et mitior (Brutus, loc. cit.). « Thucydide lui-même, s’il était venu plus tard, aurait été beaucoup plus mûr et plus moelleux. »

La critique vise donc plutôt les atticistes que Thucydide. Pour Cicéron, on ne saurait faire reproche à l’historien des imperfections qui étaient celles de son temps ; en revanche, on peut taxer d’archaïsme inutile ceux qui vont chercher dans ses livres les modèles d’une éloquence forcément surannée. Huius tamen sermo neque uerborum neque sententiarum grauitatem imitatur, sed cum mutila quaedam et hiantia locuti sunt, quae uel sine magistro facere potuerunt, germanos se putant esse Thucydidas (Or. IX, 32) : « D’ailleurs, ce qu’on imite en lui, ce n’est pas la force des expressions et des pensées ; mais, lorsqu’on a prononcé des phrases incomplètes et décousues, ce que l’on aurait pu faire même sans maître, on se croit un vrai Thucydide. » La culture oratoire de Cicéron, elle, se caractérise par de solides connaissances historiques mais aussi par une claire conscience des évolutions et des changements de style et de pratique qui s’opèrent dans la durée ; l’art oratoire doit être en prise avec son temps : le montrer, c’est tout l’objet de cette histoire de l’éloquence que développe le Brutus.

1. Brutus LXXXIII, 287, (trad. J. Martha).



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