Micrologies

Stace : retractatio


À ne lire que les grandes pages de la poésie latine, on pourrait oublier combien elle est érudite, fondée sur un répertoire de textes, de lieux communs, d’allusions dont elle offre la perpétuelle variation. C’est l’intérêt des Silves de Stace (40-96), œuvre mineure, que de montrer comment cette masse de références peut être réinvestie dans de simples poèmes de circonstance. C’est le cas dans cette évocation d’un orage d’été, qui a surpris le poète dans le domaine d’un de ses amis :

[…] qualem Libyae Saturnia nimbum
attulit, Iliaco dum diues Elissa marito
donatur testesque ululant per deuia nymphae
(1).

[Ce fut un orage] tel que celui que la fille de Saturne lança sur la Libye tandis que la riche Élissa se donnait à son époux troyen et que les nymphes témoins hurlaient parmi les solitudes (trad. H. J. Izaac).

La référence à Virgile est explicite : Stace renvoie au fameux épisode de l’Énéide où Junon, la fille de Saturne, pour hâter l’union d’Énée et de Didon-Élissa, provoque un orage qui pousse les deux amants à s’abriter dans la même caverne. Mais quand on compare les deux poèmes, on constate que les allusions sont aussi textuelles :

Interea magno misceri murmure caelum
incipit; insequitur commixta grandine nimbus;
[…]
Speluncam Dido dux et Troianus eandem
deueniunt: prima et Tellus et pronuba Iuno
dant signum; fulsere ignes et conscius aether
conubiis, summoque ulularunt uertice nymphae
(2).

Mais entretemps un vaste grondement se met à brouiller le ciel, un orage le suit, mêlé de grêle. […] Didon et le chef troyen se retrouvent dans une même grotte. Ce sont la Terre et Junon nuptiale qui donnent d’abord le signal ; les éclairs et un ciel complice brillèrent pour ces noces et du haut de leurs sommets les nymphes hurlèrent le cri nuptial (trad. P. Veyne).

Stace condense en trois vers le passage de l’Énéide ; il reprend le verbe ululare, ainsi que les deux mots nimbus et nymphae, à la même place en fin de vers. Le verbe attulit, en rejet, remplace incipit placé lui aussi en début de vers. Le mot devia remplace invia, de même sens, que Virgile avait utilisé un peu plus haut. Cette pratique ne relève ni de l’imitation, ni de la citation, mais de la retractatio, c’est-à-dire d’un remaniement textuel qui modifie à la fois la lettre et le sens, forme latine de l’originalité : ici, une concision allusive à la fois élégante et modeste, et qui n’est pas dénuée d’humour, l’orage essuyé par le poète se voyant conférer une grandeur épique.

Le même Stace pratique aussi, à l’occasion, une retractatio interne : dans deux poèmes différents, il décrit le même paysage de la baie de Naples, qui se déploie devant la villa de son ami Pollius Felix, près de Sorrente (3). Les lieux évoqués sont les mêmes, mais dans le premier cas l’observation part de la villa et décrit le panorama qui se déploie devant elle, dans le second elle part des différents sites de la baie, d’où les regards convergent vers la maison de son ami. La virtuosité s’allie ici aussi à une concision légère, et l’hommage à son riche ami à une élégante désinvolture.

1. Stace, Silves, III, 1, v. 74-76.
2. Virgile, Énéide, IV, v. 160-161, 165-168.
3. Silves II,2 v. 74 sq. ; III, 1, v. 147 sq.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.