Micrologies

Le corps de l’orateur


Dans le Brutus, dialogue consacré à l’histoire de l’éloquence à Rome, Cicéron ne se limite pas à des considérations historiques sur les différentes écoles de rhétorique ; il livre aussi d’intéressantes remarques sur le métier de l’orateur, dans ses aspects les plus concrets, notamment dans les chapitres où il retrace sa propre formation.

Aussi astreignant que l’entraînement d’un sportif de haut niveau, celui de l’orateur l’amène à modeler sa voix et son corps pour parvenir à se faire entendre, souvent en plein air, d’un auditoire nombreux (1). La constitution physique de Cicéron dans sa jeunesse, raconte-t-il, n’était pas adaptée à cette profession. S’ajoutait à ce physique inadapté la maladresse avec laquelle il pratiquait l’actio, c’est-à-dire l’art de prendre la parole en public, de prononcer un discours : il s’y engageait tout entier, sans compter ses efforts, se mettant ainsi en danger.

Erat eo tempore in nobis summa gracilitas et infirmitas corporis, procerum et tenue collum : qui habitus et quae figura non procul abesse putatur a uitae periculo, si accedit labor et laterum magna contentio. Eoque magis hoc eos quibus eram carus commouebat, quod omnia sine remissione, sine uarietate, ui summa uocis et totius corporis contentione dicebam. Itaque cum me et amici et medici hortarentur ut causas agere desisterem, quoduis potius periculum mihi adeundum quam a sperata dicendi gloria discedendum putaui.

J’étais alors très maigre et très délicat de corps, avec un cou long et mince, complexion et apparences qui ne sont pas loin, croit-on, d’être un danger de mort, quand s’y ajoutent le travail et de grands efforts de poumons. Et cela inquiétait d’autant plus les personnes auxquelles j’étais cher, que dans mes discours je disais tout sans baisser le ton, s ans varier mon débit, de toute la force de ma voix, et en faisant effort de mon corps tout entier. Aussi mes amis et les médecins me conseillaient-ils de ne plus plaider. Mais je crus devoir m’exposer à tous les risques, plutôt que de renoncer à la gloire de l’éloquence, que j’espérais. (trad. J. Martha)

Même si l’on fait la part de l’emphase, il n’en reste pas moins que ce passage témoigne d’une réalité indiscutable : l’effort physique sévère qui est demandé à l’orateur. Cicéron décide donc d’interrompre sa carrière d’avocat débutant et d’entreprendre un voyage en Grèce et en Asie qui lui permettra non seulement de perfectionner son éloquence, mais d’acquérir auprès de techniciens renommés la puissance physique qui lui manque. Il rentre transformé :

Ita recepi me biennio post non modo exercitatior sed prope mutatus. Nam et contentio nimia uocis resederat et quasi deferuerat oratio lateribusque uires et corpori mediocris habitus accesserat.

Aussi, lorsque deux ans après je revins à Rome, j’étais non seulement mieux exercé, mais encore presque métamorphosé. Ma voix n’avait plus d’éclats exagérés et mon style avait comme fini de bouillonner ; mes poumons s’étaient fortifiés et mon corps avait acquis un embonpoint raisonnable.

La maturité de l’orateur, la technique de l’'actio, il les a donc acquises par une double maîtrise : celle de la parole qu’il faut discipliner, celle du corps qu’il faut entraîner pour le mettre au service de la première. Cicéron a développé ces compétences auprès de rhéteurs grecs ainsi décrits par Florence Dupont : « Ce sont des ingénieurs de la parole en même temps que des entraîneurs hors pairs capables de préparer les futurs champions du forum ou de l’agora. Régime, gymnastique, exercices de diction, travail du souffle, musculation du torse […] » (2). Car ces rhéteurs sont aussi de vrais orateurs, dispensant une formation complexe, auprès desquels les jeunes Romains, « même les plus doués, surtout les plus doués entreprennent de développer et cultiver méthodiquement leur souffle, leur voix, son timbre, son débit, leur résistance physique, l’élégance de leurs gestes autant que de leur mémoire, leur connaissance du droit de la philosophie, de la poésie, leur style » (3).

1. Cicéron, Brutus, XCI, 313-316.
2. L’Orateur sans visage, Paris, 2000, p. 144.
3. Ibid. p. 145.



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