Micrologies

Apulée au miroir


Ce qui fait le charme de l’Apologie d’Apulée (ouvrage dont on ne saurait trop recommander la lecture), brillant discours qu’il a composé pour sa propre défense, accusé qu’il était d’avoir usé de magie (ce qui était grave) pour épouser Pudentilla, une riche veuve, c’est la virtuosité rhétorique qu’il y déploie, avec une gratuité dans le libre jeu de la parole qui s’éloigne bien souvent des strictes nécessités de l’argumentation judiciaire. C’est qu’Apulée, dans son plaidoyer (ou tout au moins dans la version soigneusement rédigée qu’il nous en livre après coup), joue la connivence de classe : avec le gouverneur romain qui préside le tribunal, il cherche à créer la complicité d’une commune culture d’élite, n’hésitant pas à railler la rusticité des parents de son épouse, qui lui cherchent noise.

On l’accuse, par exemple, de posséder un miroir (1). Dans la demeure d’un philosophe, un tel accessoire n’est-il pas la preuve qu’il s’adonne à la magie ? Pour répondre à l’accusation, Apulée fait feu de tout bois. Son premier argument est purement sophistique : quand bien même il aurait un miroir, en posséder un ne prouve pas que l’on s’y regarde… On admire bien les statues, représentations pourtant imparfaites, alors que dans le miroir, l’image, d’une perfection achevée, est à la fois ressemblante et mobile. Mieux encore (troisième étape) : le philosophe, l’orateur peuvent s’améliorer en observant dans le miroir l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes ; Socrate en recommandait l’usage et Démosthène l’utilisait. On est passé ainsi de la magie populaire à la haute culture… De plus (quatrième argument), le miroir permet d’étudier les lois de la réflexion et de la réfraction : Apulée confronte ici les opinions d’Épicure, de Platon ou des Stoïciens sur la question, sans oublier les théories d’Archimède.

Après cette ascension vers les sommets de la science et de la philosophie, Apulée peut regarder d’en haut et avec mépris ce rustaud d’Emilianus, son adversaire : si laid qu’il soit, il pourrait tirer profit lui aussi d’un miroir : « Si tu connaissais [le livre d’Archimède], Emilianus, et si tu avais pratiqué non pas seulement la terre des champs, mais le sable de l’abaque, crois-moi, bien que ta face sinistre ne diffère guère du masque tragique de Thyeste, par simple désir de t’instruire tu te regarderais au miroir et, délaissant pour un moment ta charrue, tu contemplerais avec étonnement les sillons que les rides ont creusés dans ton visage. » Apulée renvoie Emilianus à sa condition paysanne (la terre, les champs, la charrue), à son inculture (il ignore l’abaque et n’a même pas le désir de s’instruire), à une laideur qui est celle de la monstruosité tragique mais aussi celle de sa condition sociale (les mêmes sillons sur son visage que dans ses labours). Voilà qui serait odieux si l’on ne soupçonnait l’orateur de forcer le trait : après tout, était-il si rustre, cet Emilianus qui était le frère du premier mari de la riche Pudentilla ?

Partie d’arguties triviales, l’argumentation s’est donc élevée à des considérations morales et scientifiques de haute volée, avant de retomber brusquement, en une pointe conclusive ad hominem destinée à mieux écraser l’adversaire. C’est un mélange étonnant de philosophie et de jeu mondain, de méditation élevée et de sprezzatura. Ce passage sur le miroir est en fait un exemple de ces logoi philosophoi, discours savants, dont Pierre Vesperini (3) a montré l’importance dans le monde hellénistique et à l’époque impériale : une forme de sociabilité qui s’exerce dans l’actualisation d’une vaste culture.

1. Op. cit. XIII, 5 – XVI, 13.
2. On trouve une brève et dense analyse de cette page dans l’introduction que Jacky Pigeaud consacre à l’Apologie dans la petite collection des Belles-Lettres, Paris, 2001, p. xii-xv. Il y explicite les savoirs mobilisés par le texte.
3. La Philosophie antique, Paris, 2019, p. 255-265.



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