Micrologies

Mort d’Héraclès


Dans son ouvrage Les Expériences de Tirésias (1), Nicole Loraux s’intéresse à la part féminine de l’homme grec : selon elle, cette part faite au féminin dans une culture qui oppose pourtant si nettement les genres est la condition d’un surcroît de virilité. Pour l'illustrer, l’un des héros emblématiques serait Héraclès, dont il n’est pas besoin de rappeler qu’il a, par exemple, revêtu les habits féminins d’Omphale.

Loraux s’attache particulièrement à la mort d’Héraclès telle qu’elle est évoquée dans les Trachiniennes de Sophocle (2). Revêtant la fameuse tunique empoisonnée de Nessos que lui fait parvenir sa femme Déjanire, qui croit ainsi le ramener à elle, il fait l’expérience atroce de la douleur extrême. Or, pour nommer cette douleur causée par une femme, le texte emploie les mêmes termes qui s’appliquent d’ordinaire aux douleurs de l’enfantement :

À ces douleurs, qui mettent fin à ses ponoi héroïques mais qui sont, elles aussi , un ponos [ponos s’emploie pour toute peine, aussi bien les « travaux » d’Héraclès que la souffrance physique], le surmâle abattu donne le nom d’odunai [terme employé notamment pour les douleurs de l’accouchement], et la description qu’il en fait évoque avec précision ce que les Grecs disent des maladies des femmes : spasme et déchirement, contrainte perfide torturant les flancs, fleur de délire, chaleur insupportable, en un mot, Héraclès est travaillé par une souffrance qui n’a d’égale que celle des femmes en couches.

Loraux ajoute ce commentaire : « Heur et malheur du guerrier : franchir toutes les limites, même celles de la virilité qu’il incarne ostensiblement, pour souffrir comme une femme. »

À l’inverse, la même tragédie d’Euripide met aussi en scène une femme qui, elle, meurt comme un homme : Déjanire, comprenant sa tragique erreur, se suicide à l’aide d’un poignard, et non en se pendant, comme meurent habituellement les femmes dans la tragédie (chez Sophocle : Jocaste, Antigone). Selon Loraux, il s’agit là d’une façon éminemment masculine de penser la mort : « Que les femmes meurent comme des hommes et que les hommes souffrent comme des femmes, c’est là, bien sûr, façon masculine de dire que la mort, unique objet des pensées de l’homme grec, devrait appartenir à l’homme et que le corps, vécu dans la souffrance, […] est féminin : fantasme d’homme, mais d’homme qui a identifié en lui la féminité. »

1. Paris, 1989.
2. Op. cit., p. 49-53.



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