François Bon est un auteur toujours intéressant, mais inégal. Dans son essai Proust est une fiction (1), on trouve, avec le meilleur, le pire : ainsi quand il aborde la parenté entre Proust et Baudelaire. La partie faible, très faible du livre, ce sont les rencontres, les dialogues qu’il imagine entre les deux écrivains, en tout cas entre Proust et une sorte de fantôme du poète, qui lui apparaîtrait mystérieusement. C’est d’une imagination froide, artificielle, gratuite. S’il est relativement facile de faire réagir Proust, il est beaucoup plus délicat de faire s’exprimer Baudelaire, réduit à une sorte d’ectoplasme taciturne. Les « crénom ! » de l’aphasie ont leurs limites. Et que dire de ces pages où Proust, en raison d’une vague coïncidence de dates, est présenté comme le fils secret de Lautréamont… Ce fatras est d’autant plus inutile que Bon sait aussi s’en passer pour évoquer l’affinité profonde entre les deux écrivains.
Il fait ainsi remarquer la présence dans la Recherche des technologies les plus modernes, comme le téléphone, l’automobile, l’aviation. Il cite le fameux passage du surgissement, au-dessus de la tête du Narrateur et d’Albertine, d’un aéroplane : « Alors, comme quand on sent venir dans un journal une parole émouvante, je n’attendais que d’avoir aperçu l’avion pour fondre en larmes. Cependant l’aviateur sembla hésiter sur la voie ; je sentais ouvertes devant lui – devant moi, si l’habitude ne m’avait pas fait prisonnier – toutes les routes de l’espace, de la vie ; il poussa plus loin, plana quelques instants au-dessus de la mer, puis prenant brusquement son parti, semblant céder à quelque attraction inverse de celle de la pesanteur, comme retournant dans sa patrie, d’un léger mouvement de ses ailes d’or il piqua droit vers le ciel. » (2)
Baudelaire : « Que la phrase poétique peut imiter (et par là elle touche à l’art musical et à la science mathématique) la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante ; qu’elle peut monter à pic vers le ciel, sans essoufflement, ou descendre perpendiculairement vers l’enfer avec la vélocité de toute la pesanteur ; qu’elle peut suivre la spirale, décrire la parabole, ou le zigzag figurant une série d’angles superposés… » (3)
Bon commente ainsi ce rapprochement : « Pour décrire le surgissement de l’avion, Proust a laissé Baudelaire organiser sans qu’on le cite le socle invisible du récit, puisqu’à lui est donné un objet réel qui puisse incarner le rêve baudelairien, de monter à pic vers le ciel. »
Le mouvement de la phrase de Proust, qui culmine dans le mouvement final vers le ciel, rédime le rêve baudelairien, où l’élan ascensionnel était suivi aussitôt d’une inéluctable plongée vers l’enfer. Rêve, sans doute, mais phrase aussi. Il est à remarquer que l’apparition de l’avion est comparée chez Proust à une « parole émouvante », tandis que les images baudelairiennes servent à qualifier la « phrase poétique ». Les deux phrases citées ont d’ailleurs la même allure libre, celle du « zigzag » évoqué par Baudelaire. Ainsi, les voies qu’ouvre au Narrateur la poésie, mais que lui ouvre aussi la course libre et capricieuse de l’avion, ce sont celles de l’écriture.