Micrologies

Ciguë


Analysant le Phédon de Platon, Nicole Loraux (1), relit la fameuse page finale qui décrit la progression de la ciguë dans le corps de Socrate, en la comparant aux témoignages anciens sur l’effet de ce poison. Elle note d’abord que jamais Platon n’emploie le terme de ciguë, mais toujours celui de pharmakon, dont on connaît le double sens : à la fois poison et remède ; il entend montrer ainsi que le poison est aussi une boisson d’immortalité. La ciguë ne fait que parachever le long travail par lequel Socrate, de son vivant, s’est déjà progressivement détaché de son corps. De fait, le poison actualise « cet exercice de mort par lequel on se libère vivant des contraintes du corps : matérialisation du logos sur la délivrance de l’âme, la ciguë réalise ce qui pour Socrate était déjà virtuellement accompli ». Elle donne l’occasion d’une mort sereine et exemplaire.

Cependant, le discours des auteurs grecs sur l’effet du poison (Aristophane, Théophraste ou le médecin Nicandre) est quelque peu différent : si tous s’accordent à reconnaître la sensation de froid et l’engourdissement qu’il provoque, ainsi que la rapidité de la mort, il semble que le buveur de ciguë manifeste aussi de la surexcitation, que sa tête s’égare, tous symptômes qui ne sont pas mentionnés par Platon. Loraux se demande alors dans quelle mesure la description de la mort de Socrate n’est pas « pure construction philosophique ».

Jamais en effet, dans le récit du Phédon, la tête de Socrate ne sera atteinte : le poison progresse du bas vers le haut, « depuis les pieds qui ont foulé la terre jusqu’au cœur dont la chaleur s’éteindra au froid de la ciguë. Mais, pour Socrate, tout est acquis lorsque, pieds et jambes déjà paralysés, le froid s’empare du bas-ventre, siège des désirs que le philosophe a su vaincre. Le reste est silence, silence sur la partie noble du corps, et sur la libération de l’âme qu’il faut savoir deviner. » C'est ainsi que Loraux résume cet aspect de la stratégie de Platon, qui, décrivant la mort du corps suggère « d’y voir en creux l’image du retrait de l’âme » : « bannir le corps en usant du langage du corps ».

Certes, cette hypothèse de lecture ne repose que sur un seul témoignage proprement médical. Mais sa conformité avec le sens de l’œuvre rend plausible une lecture purement philosophique de la mort de Socrate, où le témoignage (d’ailleurs Platon n’a pas assisté à la mort de son maître) s’efface devant le symbole.

1. Les Expériences de Tirésias, Paris, 1989, p. 198 sq.



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