Micrologies

Harmonie du monde


C’est dans la grande tradition de la philologie allemande, celle illustrée par Curtius ou Auerbach, et qui envisage l’histoire des formes culturelles et littéraires à l’échelle européenne, que s’inscrit l’essai L’Harmonie du monde (1), où le critique Leo Spitzer a tenté « de reconstruire les différentes strates de l’arrière-plan occidental d’un mot allemand : le concept d’harmonie du monde qui sous-tend le mot Stimmung (2). Ce terme de Stimmung, proprement intraduisible, renvoie selon la définition qu’il en donne « à l’unité des sentiments dont l’homme fait l’expérience quand il est confronté à son environnement (qu’il s’agisse de la nature, d’un paysage, d’un autre homme) et qui comprendrait et contiendrait, en une unité harmonieuse, ce qui est objectif (factuel) et ce qui est subjectif (psychologique) » (3). En particulier, ce terme a une connotation musicale très marquée, ce qui explique le titre donné par Spitzer à son essai.

Spitzer distingue une double polarité dans cette sensibilité à l’harmonie du monde : il identifie l’une chez Ambroise de Milan, qui dans ses hymnes, hausse la célébration de la polyphonie du monde jusqu’à celle du Créateur ; cette harmonie implique la plénitude, la polyphonie des voix qui résonnent ensemble pour célébrer Dieu ; cette conception de l’harmonie, héritée du monde païen, « transforme la plénitude du panthéisme en une polyphonie catholique » (4). L’autre pôle est celui d’Augustin, qui, dans une perspective dérivant de Platon, s’attache non pas au multiple, mais à l’Un. L’évêque d’Hippone privilégie l’accord de l’âme individuelle avec Dieu ; accord qui, musicalement, relève, lui, de la monodie. C’est là pour Spitzer l’archétype de la notion de Stimmung, telle que la mettra en œuvre le romantisme allemand. Il y a donc succession chronologique entre la notion d’harmonie du monde héritée de l’univers classique à travers Ambroise et celle qui, à partir d’Augustin, renvoie d’abord à la connaissance du monde intérieur. Mais il y a aussi complémentarité entre ces deux modes différents de la spiritualité chrétienne qui coexisteront de façon permanente.

Ainsi, Ambroise et Augustin sont pour Spitzer les noms de deux tendances de la sensibilité occidentale au monde. Son ouvrage, aussi érudit qu’ambitieux (et souvent touffu), suit ce parcours dans tous les siècles de la culture européenne, jusqu’à l’époque moderne où le rationalisme analytique, mettant à mal l’ancienne conception de l’harmonie universelle, aboutit à la vision d’un monde « segmenté, fragmenté, matérialiste et positiviste », ce que l’auteur semble profondément regretter.

1. [1963],trad. fr. Paris, 2012.
2. Op. cit. p. 1.
3. Ibid. p. 7.
4. Ibid. p. 45.



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