Micrologies

Actio


Dans le Brutus, le traité dialogué qu’il consacre à l’histoire de l’éloquence romaine, Cicéron fait place à un étonnement de Brutus, son interlocuteur : pourquoi la puissance oratoire de l’orateur Galba ne se retrouve-t-elle pas dans la version écrite qu’il a publiée de ses discours (1) ? Pour expliquer cette différence, Cicéron pose tout de suite une distinction :

Nam uidemus alios oratores inertia nihil scripsisse, ne domesticus etiam labor accederet ad forensem – pleraeque enim scribuntur orationes habitae iam, non ut habeantur – ; alios non laborare ut meliores fiant – nulla enim res tantum ad dicendum proficit quantum scriptio : memoriam autem in posterum ingeni sui non desiderant, cum se putant satis magnam adeptos esse dicendi gloriam eamque etiam maiorem uisum iri, si in existimantium arbitrium sua scripta non uenerint – ; alios, quod melius putent dicere se posse quam scribere, quod peringeniosis hominibus neque satis doctis plerumque contingit, ut ipsi Galbae.

Nous voyons […] parmi les orateurs plusieurs catégories : les uns n’ont rien écrit par paresse, afin de n’avoir pas à ajouter le travail du cabinet à celui du forum (car la plupart du temps on écrit les discours après les avoir prononcés et non pour les prononcer). D’autres ne se soucient pas de se perfectionner (on sait en effet que rien n’apprend mieux à bien parler que d’écrire) : le souvenir qui pourrait rester après eux de leur talent les laisse indifférents, persuadés qu’ils sont d’avoir acquis une renommée d’orateur assez grande et qui paraîtra plus grande encore, si la critique ne trouve d’eux aucun écrit où exercer son jugement. D’autres enfin se croient plus capables de bien parler que de bien écrire. C’est ce qui arrive le plus souvent à des hommes très bien doués mais d’une éducation littéraire insuffisante, comme précisément Galba (trad. J. Martha).

L’articulation de la parole et de l’écriture, telle qu’elle est proposée ici, se révèle complexe : un bon discours, pour Cicéron, ne doit pas être écrit à l’avance (ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas préparé) : le bon orateur se fie à sa mémoire, et fait impression par l’actio (par le geste et la voix). Le travail de l’écriture vient après coup, comme un exercice de perfectionnement, ou en vue d’une publication, mais il n’est pas indispensable : on peut aussi être paresseux, ou vouloir éviter de se confronter à la critique ; de plus, les qualités qu’exige l’écriture ne sont pas les mêmes que celles que demande la prise de parole publique. Ainsi Galba était-il sans doute meilleur orateur qu’écrivain :

Quem fortasse uis non ingeni solum sed etiam animi et naturalis quidam dolor dicentem incendebat efficiebatque ut et incitata et grauis et uehemens esset oratio ; dein cum otiosus stilum prehenderat motusque omnis animi tamquam uentus hominem defecerat, flaccescebat oratio. Quod iis qui limatius dicendi consectantur genus accidere non solet, propterea quod prudentia numquam deficit oratorem, qua ille utens eodem modo possit et dicere et scribere ; ardor animi non semper adest, isque cum consedit, omnis illa uis et quasi flamma oratoris exstinguitur.

Peut-être y avait-il chez lui, outre une très grande intelligence, une chaleur d’âme et une sorte de sensibilité naturelle, qui, lorsqu’il parlait, le mettait en feu et faisait que son discours avait du mouvement, de la force et du pathétique ; puis, quand dans une heure de loisir, il avait pris en main sa pointe pour écrire et que toute l’agitation de son âme, comme un vent qui est tombé, ne le portait plus, son discours était languissant. Pareil accident n’arrive pas à ceux qui s’attachent à un genre d’éloquence d’une élégance plus simple, par la raison que l’orateur ne perd jamais cette sûreté de pensée qui lui permet d’être, quand il écrit, ce qu’il est quand il parle ; au lieu que la chaleur de l’âme ne dure pas toujours et que, lorsqu’elle s’est apaisée, toute la force et, pour ainsi dire, toute la flamme de l’orateur s’éteint.

C’est le mot dolor qu’utilise Cicéron pour désigner l’émotion qui porte l’orateur ; il est rendu ici par « sensibilité » : les deux autres occurrences du terme dans le livre sont traduites dans la C.U.F. par « pathétique » et par « indignation » : toutes qualifications qui ne peuvent convenir au discours écrit. D’ailleurs tout ce traité de Cicéron, alors même qu’il se fait historien et théoricien de l’éloquence, est avant tout celui d’un praticien. Il s’y oppose aux tenants d’un art oratoire trop littéraire, fondé sur l’imitation de modèles écrits, comme peut l’être, par exemple, celui des atticistes, imitateurs des grands orateurs grecs.

1. Brutus, XXIII, 91 – XXIV, 94.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.