Micrologies

Phèdre et Vénus


« Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables. » Racine, Phèdre, acte I, sc. 3.

Pourquoi, chez Racine, cette haine de Vénus contre la race de Phèdre ? La pièce n’en explique pas l’origine, qu’il faut aller chercher dans l’Odyssée. C’est que, par sa mère Pasiphaé, elle est issue du Soleil, et que c’est le Soleil qui a dénoncé à Héphaïstos, l’époux de la déesse, les amours clandestines de celle-ci avec Arès : c’est lui qui a permis au dieu forgeron de les surprendre au lit et d’en prendre à témoin tous les dieux. L’intervention d’Hélios est mentionnée au passage dans l’Odyssée (VIII, 270-271), dans le chant où l’aède Démodocos raconte les amours d’Arès et d’Aphrodite. D’où la malédiction de l'accouplement monstrueux de Pasiphaé avec le taureau, d’où la passion adultère et incestueuse de Phèdre pour Hippolyte, provoquées toutes deux par Aphrodite.

Racine se garde de rappeler cet épisode érotique et comique, qui conviendrait fort peu à la bienséance tragique. Mais surtout, ce silence lui permet d’intérioriser, de psychologiser la malédiction dont Phèdre se dit victime. Comme le dit M. Fumaroli : « Vénus est à la fois son mythe personnel et un universel immoral de l’imaginaire alliant amour, plaisirs, souffrance et mort. » Exercices de lecture, Paris, 2006, p. 252.

Racine a pu trouver cette malédiction dans les Héroïdes d’Ovide, où, l’on trouve le distique suivant :

Forsitan hunc generis fato reddamus amorem
Et Venus ex tota gente tributa petat. Héroïdes, IV, 53-54.
Par cet amour peut-être, m’acquitté-je envers la fatalité de ma race et Vénus lève-t-elle ce tribut sur toute ma famille (trad. M. Prévost).

Il a dû lire aussi la Phèdre de Sénèque, plus explicite sur ce point :

Stirpem perosa Solis inuisi Venus
per nos catenas uindicat Martis sui
suasque, propris omne Phoebeum genus
onerat nefandis : nulla Minois leui
defuncta amore est, iungitur semper nefas
(v. 124-128).
La race du Soleil, ennemi de Vénus, est l’objet de sa haine, et c’est sur nous qu’elle se venge d’avoir été enchaînée, ainsi que son cher Mars, en chargeant d’un honteux opprobre toute la descendance de Phébus : aucune fille de Minos n’eut des amours exemptes de tragiques conséquences, et toujours quelque chose de monstrueux s’y est mêlé. (trad. L. Herrmann).

En revanche, chez Euripide, c’est Hippolyte qui est au centre du drame (c’est lui d’ailleurs qui en est le personnage éponyme) ; c’est lui qu’Aphrodite poursuit de sa haine, parce qu’il la dédaigne et n’honore que la chaste Artémis. Phèdre mourra, certes, mais comme une victime collatérale. Elle ne sera que l’instrument de la vengeance d’Aphrodite contre Hippolyte (v. 48-51). C’est ce que proclame la déesse :

Ἡ δ' εὐκλεὴς μὲν ἀλλ' ὅμως ἀπόλλυται
Φαίδρα· τὸ γὰρ τῆσδ' οὐ προτιμήσω κακὸν
τὸ μὴ οὐ παρασχεῖν τοὺς ἐμοὺς ἐχθροὺς ἐμοὶ
δίκην τοσαύτην ὥστ' ἐμοὶ καλῶς ἔχειν.
Pour Phèdre, sa mort ne sera pas sans honneur : elle mourra pourtant, car je ne renoncerai point, par égard pour son malheur, à tirer de mon ennemi une justice capable de me satisfaire. (trad. L. Méridier)


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