Micrologies

Château en Espagne


Roberto Calasso, dans son remarquable essai La Folie Baudelaire, consacre un chapitre entier (2) au « Rêve du bordel-musée » que Baudelaire raconte à son ami Asselineau dans une lettre du 13 mars 1856 (3). Au début de ce récit, le narrateur, qui marche de nuit dans les rues, rencontre un ami, le romancier Hippolyte Castille, avec lequel il partage une voiture jusqu’à l’entrée d’un bordel : le narrateur doit y offrir un livre à la tenancière (sa traduction de Poe) et laisse alors son ami à la porte. Selon Calasso, ce nom de Castille, cité trois fois en italique, évoque immédiatement à la fois l’Espagne et le château (castillo). « Peut-être, suggère-t-il, Castille est-il le gardien du seuil d’un château en Espagne. […] Monter dans la voiture de Castille signifierait alors entrer dans la chimère. » Or, selon lui, Baudelaire est expert en châteaux en Espagne : par exemple, il évoque dans des lettres à sa mère des projets de romans qui n’existent pas.

« Castille, ajoute Calasso, sert ainsi à introduire Baudelaire dans un territoire chimérique qu’il chérit particulièrement et qui lui est personnel. Il le fait entrer dans son propre roman, que Baudelaire n’écrira jamais et qui est déjà […] le compte rendu de ce rêve. » Arrivé à destination, le poète descend donc et entre dans la maison de passe, en laissant son ami dans la voiture ; il n’en sera plus question dans la suite du texte. « Castille est l’esprit quiescent de Baudelaire. Enfermé dans la boîte noire de la voiture, il ne dit mot et attend, après avoir lancé son Moi dans la chimère. »

Édifice séduisant et subtil, auquel il manque cependant une pierre angulaire : l’attestation de l’expression « château en Espagne » dans d’autres textes de Baudelaire. On n’en trouve guère qu’un exemple, semble-t-il, et peu significatif, dans Les Paradis artificiels. Dès lors, on pourrait objecter à cette lecture de type psychanalytique, à laquelle on aimerait croire, le décalage entre, d’une part, le jeu formel sur le signifiant « Castille » que le critique croit repérer dans le texte (et qui relèverait de l’inconscient) et, d’autre part, l’étiquette arbitraire qu’il colle sur le psychisme de Baudelaire, dont les projets inaboutis seraient des « châteaux en Espagne », sans que le poète, semble-t-il, se soit jamais approprié cette expression. D’ailleurs, Calasso est obligé d’y accoler le terme de « chimère » (lui authentiquement baudelairien) pour renforcer son hypothèse. Château de cartes pour un château en Espagne ? C’est un cas typique de l’impression que l’on ressent souvent devant la littérature critique italienne, subtile, mais éminemment subjective et fragile, tenant debout par l’artifice d’une brillante rhétorique.

1. [2008], trad. fr. Paris, 2011.
2. Op. cit., p. 193-231.
3. Texte dans l’ouvrage cité, p. 199-202.



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