Micrologies

Jupiter chez Claudien


Le poète latin Claudien (v. 370-404) était un familier, à Milan, de la cour de l’empereur chrétien Honorius. Pour autant, il ne semble pas avoir adhéré à la nouvelle religion d’État. Son excellent éditeur dans la C.U.F., Jean-Louis Charlet, lui attribue « un paganisme culturel diffus », « beaucoup plus culturel que religieux » ; il voit en lui « un poète discrètement païen » ; c’est en tout cas l’impression que l’on retire de son grand poème mythologique (inachevé), Le Rapt de Proserpine.

Mais l’univers mythologique de Claudien n’est plus celui de l’époque classique, le monde chatoyant et éclaté des Métamorphoses d’Ovide. Il intègre la légende de l’enlèvement de Proserpine par Pluton et de la quête éperdue menée par sa mère Cérès dans un dessein plus large, de type providentialiste. C’est Jupiter en personne qui s’en explique, au début du chant III de l’œuvre. Devant les dieux réunis, il prononce un long discours (III, v. 19-65). Il y a longtemps, dit-il, il a voulu mettre fin à l’âge d’or instauré par son père Saturne ; car la signification de ce mythe est ici inversée ; il n’incarne plus un bonheur idéal et perdu : au contraire, selon Jupiter, l’abondance facile encourage la paresse humaine ; aussi accumule-t-il les qualificatifs négatifs pour décrire le règne de son père :

        [...] Saturnia postquam
otia et ignaui senium cognouimus aevi
sopitosque diu populos torpore paterno
sollicitae placuit stimulis impellere vitae
etc.

               [...] après avoir connu
   l’inaction causée par Saturne et la stérilité d’un siècle inerte
   Et après avoir décidé de piquer avec l’aiguillon d’une vie inquiète
   Les peuples longtemps assoupis par la léthargie de mon père etc.
   (trad. J.-L. Charlet).

Jupiter a donc décidé de réhabiliter la valeur-travail et de supprimer toutes les prestations sociales généreusement accordées par son père sous forme de moissons spontanées, de coulées de miel ou de rivières de vin,

[...] prouocet ut segnes animos rerumque remotas
ingeniosa uias paulatim exploret egestas
utque artes pariat sollertia, nutriat usus.

    [...] je veux que l’indigence, ingénieuse, excite l’esprit paresseux
    Et qu’elle explore peu à peu les sentiers retirés des choses :
    Que l’adresse enfante les arts, que l’expérience les nourrisse.

Mais il se heurte à la protestation de la Nature personnifiée, qui dans une véhémente prosopopée argue que les hommes sont désormais ravalés au rang des bêtes, et que bien que dressés vers le ciel comme l’homme d’Ovide, ils sont contraints comme elles de manger des glands. Telle est la signification du rapt de Proserpine, autorisé alors par Jupiter : il faut que Cérès souffre, qu’elle cherche désespérément sa fille, pour qu’à la fin, contente de l’avoir retrouvée, elle fasse de bon cœur aux hommes le cadeau des moissons. Ainsi le sort des hommes sera-t-il adouci.

On est dans le répertoire mythologique le plus classique. Mais l’intégration du mythe dans une visée providentialiste à finalité éthique ne relève-t-elle pas d’une nouvelle culture religieuse, d’un paganisme influencé par les thèmes chrétiens ?



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