Micrologies

Sans-os


Dans son poème didactique Les Travaux et les Jours, Hésiode évoque, par une série d’images, le froid de l’hiver.

καὶ διὰ παρθενικῆς ἁπαλόχροος οὐ διάησιν,
ἥτε δόμων ἔντοσθε φίλῃ παρὰ μητέρι μίμνει
οὔ πω ἔργα ἰδυῖα πολυχρύσου Ἀφροδίτης·
εὖ τε λοεσσαμένη τέρενα χρόα καὶ λίπ' ἐλαίῳ
χρισαμένη μυχίη καταλέξεται ἔνδοθι οἴκου
ἤματι χειμερίῳ, ὅτ' ἀνόστεος ὃν πόδα τένδει
ἔν τ' ἀπύρῳ οἴκῳ καὶ ἤθεσι λευγαλέοισιν.
οὐδέ οἱ ἠέλιος δείκνυ νομὸν ὁρμηθῆναι·
ἀλλ' ἐπὶ κυανέων ἀνδρῶν δῆμόν τε πόλιν τε
στρωφᾶται, βράδιον δὲ Πανελλήνεσσι φαείνει.

[Le froid] ne pénètre pas davantage la jeune fille à la peau délicate, qui reste à l’intérieur de la maison, aux côtés de sa tendre mère, encore ignorante des travaux d’Aphrodite d’or. Elle baigne son jeune corps, l’oint d’huile grasse, avant d’aller s’étendre au fond de sa demeure, cependant qu’en ces mêmes jours d’hiver le Sans-os ronge son pied dans sa maison sans feu et son triste réduit : le soleil ne lui montre pas de pacage où courir, car il roule au-dessus du peuple et de la cité des hommes noirs et tarde à éclairer les Hellènes (v. 519-528, trad. P. Mazon).

Ce passage exerce depuis toujours la sagacité des savants. L’interprétation traditionnelle veut que ce mystérieux « Sans-os » (anostéos), qui se dévore lui-même, soit le poulpe. C’est l’hypothèse retenue par Paul Mazon, qui, dans l’édition de la C.U.F., s’appuie sur un passage d’Aristote (Histoire des animaux, 591b), lequel rapporte, pour la nier, la légende qui voudrait que le poulpe mange son propre pied. Mais ce savant sent bien les limites de cette explication, qu’il tente de justifier dans une note embarrassée, en renvoyant à une possible légende enfantine :

Le ton est celui du conte populaire. On dirait qu’Hésiode veut reproduire ici la formule puérile, sous laquelle on a conté ces choses à l’enfant, dont elles remplissent l’imagination au moment où elle va dormir. [L’enfant, c’est donc la jeune fille vierge dont il est question au début du passage.] On ne s’expliquerait pas sans cela la naïveté étrange d’expressions, comme « sa maison sans feu » – au fond de la mer ! – « un pacage » – quand il s’agit du poulpe ! – « le peuple et la cité » – en parlant des nègres !

La remarque raciste de la fin achève de déconsidérer une lecture dont on sent bien qu’elle gêne l’interprète lui-même, tant elle met le sens en tension. Une autre hypothèse est celle de l’escargot (1). L’escargot, en effet, rétracte son pied en hiver (il faudrait rapprocher le verbe grec tendô du sanscrit tan-, qui présente cette signification). On comprend alors plus naturellement l’allusion au « pacage » et celle à la « maison sans feu ». Au vers 571, le même escargot, au printemps, devient phéréoikos, « qui porte sa maison », et monte à l’escalade des arbres, a witty expression of its recovered energy (2). Fr. Bader (3), sur des bases de linguistique comparée, donne par surcroît à l’escargot une valeur sexuelle, en y reconnaissant une figure du pénis.

Signalons enfin qu’Aude Engel voit dans la jeune femme une figure de Pandore, la première femme, juste après sa création, cependant que l’homme est momentanément privé de feu par Zeus. Elle représenterait la part divine du sacrifice offert par Prométhée aux dieux (les os dissimulés trompeusement sous une belle graisse), tandis que les hommes ont la part que leur a réservée Prométhée, (la chair sans os), impliqués qu’ils sont dans la condition mortelle. Dans cet hiver l’homme sans femme est condamné à la masturbation, à s’occuper symboliquement de son pied. Hypothèse ingénieuse, mais qui implique une lecture du texte d’Hésiode comme poésie savante, d’une haute complexité symbolique : on est alors très loin (trop loin ?) des contes pour enfants évoqués par Mazon.

1. E. F. Beall, « Notes on Hesiods Works and Days, 383-828, American Journal of Philology, 122, 2, 2001 ; voir p. 159-160.
2. Ibid.
3. Conférence à l’EPHE, 1986-1987.
4. « La solution de l’énigme du sans-os dans Les Travaux et les Jours », Chôra, n° 8, p. 9-19.



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