Dans son ouvrage Néron en Occident (1), Donatien Grau s’interroge sur la façon dont s’est élaborée la tradition historique sur Néron. L’image de l’empereur, telle qu’elle s’est figée dans un mythe à l’outrance caricaturale, mérite selon lui d’être analysée dans une perspective diachronique. Ce n’est donc pas l’empereur lui-même qui est l’objet de son enquête, mais l’historiographie qui a constitué peu à peu, à travers le temps et des constructions idéologiques successives, la figure du monstre impérial.
Un des points forts de son étude est de montrer que cette élaboration débute très tôt, que les premiers historiens anciens qui ont traité de la vie et du règne de Néron (Tacite, Suétone et plus tard Dion Cassius), en rapportant des faits à peu près identiques, ont chacun donné une inflexion particulière à leur récit, « de plus en plus négative » (2).
Le passage que Grau consacre à Tacite est particulièrement intéressant (3): « Le grand apport de Tacite consiste, tout en évoquant les faits du règne, à associer l’histoire à une double élaboration du personnage : poétique d’une part, en faisant de lui un personnage de tragédie ; d’autre part politique, en le constituant en modèle de tyran. »
Pour la tragédie, le modèle de Tacite est celui du théâtre de Sénèque (d’ailleurs, quand il compose ses Annales, Néron a déjà été le personnage central de l’Octavie, tragédie anonyme écrite dans la manière de Sénèque, peu de temps sans doute après la mort de l’empereur). Grau relève les motifs tragiques dans le récit des Annales : souillure originelle du principat (fratricide et matricide, Britannicus et Agrippine), théâtralité exacerbée d’un empereur qui se met lui-même en spectacle, furor tragique, solitude face au destin.
Côté politique, Tacite contribue puissamment à façonner la figure du tyran : d’abord en soulignant l’hubris du personnage, « la démesure associée à l’orgueil de celui qui veut faire plus qu’il ne lui est permis, être plus qu’il ne lui est possible ». L’arbitraire, ensuite : « Ce qu’il fait, il n’a guère de justification ni de raison de l’accomplir, si ce n’est sa fantaisie, qui tient lieu de seule réflexion. » Enfin la cruauté (saevitia), dont les formes multiples ébranlent l’ordre de la cité.
« Assurément, conclut Grau, les thèmes sur lesquels Tacite étaie et corrobore sa présentation du personnage, il ne les a pas inventés, il n’a sans doute même pas imaginé les frasques d’un empereur à la réputation sans équivoque. » Mais les Annales ont constitué un modèle pour les historiens suivants, en associant « des éléments historiques tirés de la vie d’un empereur et la persona d’un tyran ».