Micrologies

Qualis artifex pereo !


« Quel artiste va périr avec moi ! » Quoi de plus célèbre que ces derniers mots de Néron, rapportés par son biographe Suétone (Vie de Néron, XLIX), et que l’empereur déchu répétait en pleurant pendant qu’il faisait préparer son bûcher et sa fosse mortuaire : flens ad singula atque identidem dictitans. Cette phrase est traditionnellement interprétée comme une preuve ultime de la bassesse d’âme et de l’esprit dérangé de Néron, qui aurait plus regretté ses talents d’artiste que la dignité impériale. On rappelle volontiers à ce propos que Néron aurait chanté devant l’incendie de Rome qu’il aurait allumé, s’accompagnant de sa lyre.

Cependant Jean-Charles Moretti (1), amène à relativiser cette interprétation en rapprochant les derniers mots de Néron de ceux d’Auguste : toujours selon Suétone, le fondateur de l’Empire aurait prononcé, mourant, des paroles analogues :

admissos amicos percontatus, ecquid iis uideretur mimum uitae commode transegisse, adiecit et clausulam :
        ἐπεὶ δὲ πάνυ κα<λ>ῶς πέπαισται, δότε κρότον
        καὶ πάντες ἡμᾶς μετὰ χαρᾶς προπέμψατε.

Ayant fait introduire ses amis, il leur demanda « s’il avait bien joué jusqu’au bout la farce de la vie », et il ajouta même la conclusion traditionnelle : Si la pièce vous a plu, donnez-lui vos applaudissements, Et, tous ensemble, manifestez votre joie.

C’est là le type de formule qui concluait les comédies grecques. Racontant les derniers instants de Néron, l’historien de langue grecque Dion Cassius (LXIII, 29), pour rendre le terme latin artifex, emploie, lui, le mot tekhnitès, qui désigne plus particulièrement les artistes de théâtre, les comédiens. Ainsi, à Athènes, une « Association des technites dionysiaques » regroupait les artistes de théâtre et défendait leurs intérêts. Ce qu’on peut en conclure, ajoute Moretti, c’est qu’Auguste comme Néron « se considéraient comme des artistes, qui, au moment de mourir, quittent la scène ». Cette assimilation de la vie à un théâtre n’est pas propre, dit-il, à la Rome impériale : c’est un thème qu’ont développé en Grèce les Cyniques, notamment, et les Stoïciens, et qui fut largement diffusé. C’est ce qui explique l’utilisation fréquente de masques de théâtre dans le décor funéraire. « La tombe de l’homme, assimilé à un acteur, emprunte son ornementation au costume de scène. Les masques qui la décorent font écho à ceux que les professionnels consacraient à Dionysos après les représentations. »

De telles mises au point sont salutaires, non pas tant pour la réputation posthume de Néron, mais parce qu’elles permettent de dégager la tradition antique de sa gangue d’interprétations moralisantes, et de lui redonner vigueur en reconstituant son contexte historique.

1. Le Théâtre grec, Paris, 2011 [2001], p. 276 sq.



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