Micrologies

Corésus et Callirhoé


Le tableau de Corésus et Callirhoé, peint par Fragonard et exposé au Salon de 1765 n’a rien à voir, malgré l’homonymie, avec le roman grec de Chariton d’Aphrodise, Chéréas et Callirhoé. L’histoire est racontée par Pausanias dans sa Description de la Grèce (VII, 21, 1-5) : Corésus, pour se venger des mépris de la belle Callirhoé, implore Dionysos, dont il est le prêtre. Le dieu frappe la ville d’une malédiction : la folie mortelle qui décime les habitants ne prendra fin que par la mort de Callirhoé ou de celui qui acceptera de se sacrifier pour elle. Personne n’acceptant de se dévouer, Corésus, toujours épris, se poignarde devant l’autel pour la sauver ; Callirhoé, prise de pitié, l’accompagne dans la mort. Cette légende étiologique sert à expliquer la présence d’une belle source (calli-rhoé) aux environs de la ville de Calydon.

Fragonard a choisi de représenter l’instant culminant du mythe, celui où Corésus se poignarde devant l’autel, tandis que Callirhoé s’affaisse, pâmée, à ses pieds. Les deux jeunes gens qu’a séparés longtemps un amour non-réciproque sont rapprochés par leurs vêtements blancs et la lumière qui tombe sur eux. L’espace est très théâtralisé : estrade avec tapis rouge, colonnes encadrant la scène principale, spectateurs manifestant des émotions violentes.

via Wikimedia Commons

Fragonard, Histoire de Corésus et de Callirhoé, via Wikimedia Commons

Starobinski (1) analyse la stratégie très particulière adoptée par Diderot pour rendre compte de ce tableau dans son Salon de 1765 : il feint de n’avoir pu voir la toile et rapporte un rêve fictif, où, enfermé dans la caverne de Platon, il voit se former et se succéder devant lui des images colorées qui, à mesure qu’il dirige son rêve, se figent peu à peu dans la scène représentée par le peintre. « Le rêve a donc produit une image identique à la toile de Fragonard. Ce qui veut dire, par une subtile réciprocité, que le tableau de Fragonard ressemble à un rêve, qu’il est habité d’une atmosphère onirique. »

Mais, se demande Starobinski, « quel est ici le statut du peintre ? Fait-il partie du groupe des imposteurs qui projettent des images sur la toile à travers des figurines colorées ? Non, mais nous ne savons pas la place que Diderot lui assigne… » En fait, le peintre est ici « le substitut d’une scène théâtrale. Comme l’acteur, il est l’interprète d’un texte poétique préexistant. Le critique devra juger de la réussite. » Cette théâtralité prêtée à la peinture se manifeste non seulement par la mise en scène de l’image, mais aussi par l’introduction, par Diderot, de la temporalité dans le tableau : « Il est bien certain qu’il invente les scènes initiales du mythe à partir de l’incitation à rêver qu’il a trouvée dans la toile de Fragonard. Le récit de l’histoire à son début est aussi, à sa manière, une lecture de la scène finale. Diderot, face aux tableaux d’histoire, pratique ce type de critique […] qui consiste à imaginer, à partir du moment choisi par le peintre, les événements antécédents et ultérieurs. C’est une façon de lire dans la durée le sens des figures et des expressions que le peintre a fixées dans l’instant culminant. » (2)

1. Diderot, un diable de ramage, Paris, 2012, p. 376-397.
2. On trouvera sur le site Utpictura18 de l’Université de Montpellier un dossier très complet sur cette œuvre, avec les textes de Pausanias et de Diderot .



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