Micrologies

Néron et Auguste


Le beau livre de Donatien Grau, Néron en Occident (1), reprend à nouveaux frais l’historiographie de l’empereur romain. À la question « Qui est Néron ? », qu’il juge à la fois « ambitieuse et stérile », l’auteur préfère « Qu’est-ce que Néron ? » (2) : plutôt que de cerner la figure inaccessible de Néron, masquée par les couches superposées d’une historiographie contradictoire, il tente de définir les différentes figures de l’empereur qu’ont construites les générations et les siècles successifs.

Une des découvertes que propose le livre, c’est celle que procure l’étude des témoignages contemporains du règne de Néron : se met en place de son vivant une propagande qui tente de rapprocher son image de celle d’Auguste, son illustre prédécesseur (3). Cela est vrai dès le temps du règne de son beau-père Claude, par le recours à l’adoption comme règle de succession, par le titre de « prince de la jeunesse » conféré au jeune homme, à l’imitation de Gaius et Lucius César, les petits-fils d’Auguste, par le monnayage de Claude et du jeune Néron, qui diffuse la même image. Mais le point central de cette thèse est que les textes de l’époque néronienne, y compris ceux de Sénèque, contribuent à la construction de cette image.

La pièce essentielle de cette construction, c’est le De clementia de Sénèque, traité adressé à Néron, et qui tente d’associer le jeune empereur à l’héritage d’Auguste plutôt qu’à celui de Claude, son père adoptif. Néron, après Auguste, y est présenté comme un « refondateur » de l’empire ; le choix même du thème de la clémence impériale est la reprise d’un motif augustéen (voir l’histoire de Cinna, que nous connaissons précisément par Sénèque). Aux motivations politiques de la clémence d’Auguste se substitue cependant dans cette œuvre celui de la bonté naturelle de Néron, spontanément vertueux. Selon Grau, on peut donc constater l’unanimité de la littérature néronienne dans la promotion de cette image augustéenne du prince.

Deux autres éléments caractérisent aussi cette image de Néron : tout d’abord, les portraits impériaux, marqués par le réalisme. En fait, selon lui, cette tendance participe aussi à la construction de l’image d’un optimus princeps « à la fois incarné dans un homme, et tourné vers son dépassement ». Il y a ici, comme dans les textes de Sénèque, une « double identité » du bon souverain.

Le troisième élément augustéen, c’est le thème apollinien (Antoine, l’adversaire d’Octave, s’était, lui, référé au modèle dionysiaque). L’empereur est identifié à un Apollon solaire, portant la couronne radiée : c’est le colosse de Néron-Hélios érigé près de la Domus aurea. On est là aussi dans la tradition d’Auguste, qui avait fait dresser sur le Forum sa propre statue colossale : identité hybride qui fait de l’empereur à la fois un homme et un dieu.

Cette image, conclut Grau, est parfaitement cohérente ; elle offre « une synthèse des traditions augustéennes » : meilleur prince, nouvel Apollon, instaurateur d’un âge d’or, inscrit à la fois dans l’ordre divin et dans l’ordre humain. Inscriptions et monuments figurés participent à la même architecture d’ensemble, dans laquelle l’opposition traditionnelle entre le quinquennium (les cinq premières années « heureuses » du règne) et la dérive ultérieure du régime n’a pas lieu d’être : elle n’apparaît que dans l’historiographie postérieure.

1. Paris, 2015.
2. Op. cit. p. 17.
3. Voir p. 41-97.



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