Micrologies

Augustin et Régulus


L’histoire de Régulus est l’une des plus fameuses de l’histoire romaine ; elle a été popularisée par de nombreux historiens anciens, de Polybe à Tite-Live et Appien, et par une tradition scolaire édifiante, à commencer par le De viris illustribus de l’abbé Lhomond. On se souvient qu’au cours de la Première Guerre punique, en 255, ce général romain, débarque près de Carthage ; mais, trop confiant dans ses premiers succès et plein d’arrogance, il néglige les chances d’une négociation raisonnable : il est défait et capturé par les Carthaginois. Ceux-ci l’envoient à Rome pour négocier la paix, avec sa parole d’honneur de revenir en Afrique si les pourparlers échouent. Il déconseille lui-même au Sénat romain d’accepter les offres de l’ennemi, retourne à Carthage, fidèle à son serment, et meurt dans des supplices atroces qui ont excité l’imagination fertile des historiens, et suscité horreur et délices chez des générations d’écoliers.

François Hartog (1)s’intéresse particulièrement à l’interprétation qu’a donnée Augustin de cet épisode (2) : il entend montrer comment la représentation du monde qu’avaient les Anciens, fondée sur l’opposition entre Grecs et Barbares, se voit remplacée par l’opposition entre chrétiens et païens (les Romains comme les Grecs passant du côté des païens). Que retenir alors, pour la pensée chrétienne, de l’histoire romaine et de ses figures exemplaires ? L’histoire de Régulus, pour Augustin, est susceptible d’une double interprétation : tout d’abord, dit Hartog, « son sort démontre que les dieux de Rome, qui n’ont rien fait pour le sauver, ne sont que des faux dieux ou des démons malfaisants. L’exemplarité se retourne alors en témoignage à charge dans le procès en impiété qu’Augustin instruit contre Rome. »

Mais dans un second temps, l’exemplarité des Romains peut être tout de même récupérée par l’idéologie des chrétiens. En effet, pour ceux-ci, commente Hartog, « il y a deux sortes de gloire, celle de Dieu et celle des hommes. Aux Romains, Dieu a accordé la seconde, et avec cette récompense temporelle, "ils ont reçu leur récompense". » De plus, c’est grâce à ces hommes vertueux que Dieu a voulu que l’empire s’étende et soit durable. Dans cette perspective, l’histoire païenne se réduit donc à un recueil d’exemples. « Même si certains personnages, les meilleurs, les plus vertueux, tel Régulus, peuvent être porteurs de leçons (de courage notamment) pour le chrétien, appelé à partager la gloire de Dieu. »

Si M. Regulus, ne crudelissimos hostes iurando falleret, ad eos ab ipsa Roma reuersus est, quoniam, sicut Romanis eum tenere uolentibus respondisse fertur, postea quam Afris seruierat, dignitatem illic honesti ciuis habere non posset, eumque Carthaginienses, quoniam contra eos in Romano senatu egerat, grauissimis suppliciis necauerunt : qui cruciatus non sunt pro fide illius patriae contemnendi, ad cuius beatitudinem fides ipsa perducit ? aut quid retribuetur Domino pro omnibus quae retribuit, si pro fide quae illi debetur talia fuerit homo passus, qualia pro fide quam perniciosissimis inimicis debebat passus est Regulus ? (3)

Si Régulus, pour ne pas manquer de parole à de cruels ennemis, retourna parmi eux, ne pouvant plus, disait-il, vivre à Rome avec honneur, après avoir été esclave des Africains ; s’il expia par les plus horribles supplices le conseil qu’il avait donné au sénat de repousser les offres de Carthage, quels tourments le chrétien ne doit-il pas mépriser pour garder sa foi envers cette patrie dont l’heureuse possession est le prix de cette foi même ? Et rendra-t-il au Seigneur tout ce qu’il lui doit en retour des biens qu’il en a reçus, s’il souffre, pour garder sa foi envers son bienfaiteur, ce que Régulus souffrit pour garder la sienne envers des ennemis impitoyables ?

Augustin est donc l’auteur d’une mutation qui n’annihile pas le récit romain de l’histoire, mais qui le vide de son sens en l’intégrant à une perspective historique totalement nouvelle.

1. Partir pour la Grèce, Paris, 2015, p. 24.
2. Cité de Dieu, V, 17.
3. Loc. cit.



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