Micrologies

Couvents


Dans Les Misérables, les digressions, même longues, n’ont pas moins d’intérêt et de vigueur que les épisodes romanesques. La deuxième partie du roman, qui s’ouvre avec la grandiose méditation sur Waterloo (soixante pages en format de poche), se termine (ou presque) par deux livres et cinquante pages consacrées au couvent. D’un côté le fracas grandiose de l’Histoire, de l’autre le silence et l’humilité de quelques recluses. On aurait tort de passer par-dessus ces chapitres qui donnent au roman sa toile de fond et son assise spirituelle.

On se souvient que, poursuivis par Javert, Jean Valjean et Cosette escaladent un mur et se retrouvent par hasard dans le couvent fictif du Petit-Picpus, qui va devenir leur asile. L’univers du couvent donc, c’est-à-dire, d’abord, les excès malsains d’une dévotion déréglée (II, 7, 2) :

Le couvent espagnol surtout est funèbre. Là montent dans l’obscurité, sous des voûtes pleines de brume, sous des dômes vagues à force d’ombre, de massifs autels babéliques, hauts comme des cathédrales ; là pendent à des chaînes dans les ténèbres d’immenses crucifix blancs ; là s’étalent, nus sur l’ébène, de grands Christs d’ivoire ; plus que sanglants, saignants ; hideux et magnifiques, les coudes montrant les os, les rotules montrant les téguments, les plaies montrant les chairs, couronnés d’épines d’argent, cloués de clous d’or, avec des gouttes de sang en rubis sur le front et des larmes en diamants dans les yeux. Les diamants et les rubis semblent mouillés, et font pleurer en bas dans l’ombre des êtres voilés qui ont les flancs meurtris par le cilice et par le fouet aux pointes de fer, les seins écrasés par des claies d’osier, les genoux écorchés par la prière ; des femmes qui se croient des épouses ; des spectres qui se croient des séraphins. Ces femmes pensent-elles ? non. Veulent-elles ? non. Aiment-elles ? non. Vivent-elles ? non. Leurs nerfs sont devenus des os ; leurs os sont devenus des pierres. Leur voile est de la nuit tissue. Leur souffle sous le voile ressemble à on ne sait quelle tragique respiration de la mort. L’abbesse, une larve, les sanctifie et les terrifie. L’immaculé est là, farouche. Tels sont les vieux monastères d’Espagne. Repaires de la dévotion terrible, antres de vierges, lieux féroces.

Le spectacle de la dévotion baroque est reconverti en antithèses romantiques. De nos jours, nous ne voyons plus que la grandiose rhétorique de cet art religieux de l’excès, comme au musée de Valladolid. Hugo, lui, est sensible à l’oppression religieuse qu’il y décèle. Mais tel n’est pas son dernier mot. Aux horreurs de l’obscurantisme, il oppose le couvent idéal, ou plutôt l’idéal du couvent : « Il suffit que ce soit le couvent possible, pour que j’en doive tenir compte. » Le couvent, admet-il, est fondé en droit : droit d’association, droit d’aller et venir, et donc de ne pas bouger. D’où le respect que, malgré tout, il mérite, à condition que la claustration y soit volontaire. Surtout, le couvent réalise selon lui l’idéal politique de l’égalité.

Pas un d’eux ne possède en propriété quoi que ce soit. En entrant là, celui qui était riche se fait pauvre. Ce qu’il a, il le donne à tous. Celui qui était ce qu’on appelle noble, gentilhomme et seigneur, est l’égal de celui qui était paysan. La cellule est identique pour tous. Tous subissent la même tonsure, portent le même froc, mangent le même pain noir, dorment sur la même paille, meurent sur la même cendre. Le même sac sur le dos, la même corde autour des reins. Si le parti pris est d’aller pieds nus, tous vont pieds nus. Il peut y avoir là un prince, ce prince est la même ombre que les autres. Plus de titres. Les noms de famille même ont disparu. Ils ne portent que des prénoms. Tous sont courbés sous l’égalité des noms de baptême. […] Là où il y a la communauté, il y a la commune; là où il y a la commune, il y a le droit. Le monastère est le produit de la formule : Egalité, Fraternité. Oh! que la Liberté est grande ! et quelle transfiguration splendide ! la Liberté suffit à transformer le monastère en république (II, 7, 4).

Par un étonnant retournement, le couvent, symbole de l’arriération religieuse, serait aussi l’incarnation par excellence de l’utopie progressiste, y ajoutât-on la liberté. (Du côté de l’oppression, le couvent de femmes. Du côté de la fraternité égalitaire, le monastère masculin…)

Mais cette opposition, pour Hugo, appelle aussi son dépassement : c’est la prière qui en offre la possibilité, avec le sentiment de l’infini, qu’elle procure : « La grandeur de la démocratie, c’est de ne rien nier et de rien renier de l’humanité. Près du droit de l’Homme, au moins à côté, il y a le droit de l’Âme. / Écraser les fanatismes et vénérer l’Infini, telle est la loi » (II, 7, 5). Superbe syncrétisme qui rassemble Voltaire et Pascal



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