Micrologies

Genèse de Dom Juan


Georges Forestier, dans son excellente biographie de Molière (1) (qui, faute de documents, est la biographie de l’œuvre, si l’on peut dire, plutôt que celle de l’auteur) donne des indications surprenantes sur l’élaboration de Dom Juan, au début de 1665. Le choix du sujet, qui nous paraît emblématique du libertinage philosophique qu’on prête au dramaturge, s’expliquerait en fait, selon cet auteur, par des considérations commerciales : Molière doit se refaire après le manque à gagner qu’a engendré l’interdiction de Tartuffe en 1664. Or il se trouve qu’au début de 1665, les Comédiens-Italiens sont absents de Paris, eux qui chaque année, pour le carnaval, produisaient un Festin de Pierre (c’est-à-dire un Don Juan). Molière saute aussitôt sur l’occasion.

D’autre part, il cherche à exploiter les possibilités techniques de son théâtre du Palais-Royal. Vu la brièveté des délais, il commence donc, avant même l’écriture de la pièce, par en commander les décors : soixante toiles peintes pour six décors et cinq actes (l’acte III comportant deux décors, ceux de la forêt puis du tombeau du Commandeur). Mais cette riche scénographie est en même temps un carcan : elle oblige à maintenir Don Juan, héros courant et fuyant, dans le même lieu pendant tout un acte. « Molière dut adapter le sujet à la scénographie. » Ainsi, il fut contraint d’étaler sur trois actes le rapide dénouement de l’intrigue traditionnelle, depuis la découverte du tombeau et de la statue. Puisque l’acte V a pour décor une rue, il fallut faire remonter à l’acte IV, qui se passe chez Don Juan, la visite de la statue au héros, et à l’acte III la scène du tombeau. Le naufrage et l’épisode des paysannes ne trouvèrent plus leur place qu’à l’acte II. « En somme, Molière fut conduit à substituer une juxtaposition de tableaux statiques au fol enchaînement de scènes de viols, meurtres, poursuites, déguisements, provocations et fuites, qui occupaient les deux tiers des Festins de Pierre antérieurs. »

Molière en profite pour « faire du Molière » : à l’acte II, il amplifie la scène de séduction de la bergère en une « espèce de commedia dell’arte à la française » ; à l’acte III, « toutes les scènes d’action sont devenues des scènes de débat » ; à l’acte IV, le souper du héros est retardé par une série de « fâcheux » et à l’acte V l’arrivée de la statue par toute une suite de remontrances. Mais ce n’est pas la moindre de ces transformations que la nouvelle caractérisation du personnage de Don Juan.

1. Paris, 2018 ; voir p. 282 sq.



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