Micrologies

Héroïsme d’Énée


Paul Veyne voit en Énée le type du « héros à mission » : c’est ce qui explique, selon lui, la fadeur souvent reprochée au personnage :

Virgile n’est pas parvenu à lui donner un visage d’amant. La faute n’en est pas à la psychologie de ce héros, à sa froideur supposée, mais à une règle de la fiction : lorsqu’on est héros, non par des exploits comme Hercule, mais parce qu’on remplit une mission (fondateur, sauveur… Superman, Zorro, De Gaulle), on doit être désexualisé. Énée est sexualisé sans l’être ; amant de Didon, il en fait trop pour un héros « à mission » et n’en ferait pas assez s’il était un héros « à exploits ». Imagine-t-on le général De Gaulle oubliant six mois sa mission dans les bras d’une Londonienne ? (1)

On appréciera l’irrévérence avec laquelle l’histoire vient se mêler incongrument à la fiction… Veyne fait la même constatation à propos de l’épisode le plus gênant de l’histoire d’Énée : la maladresse du piteux discours par lequel il tente de se justifier auprès de Didon de son départ précipité et de la trahison que constitue cet abandon :

Ille Iouis monitis immota tenebat
lumina, et obnixus curam sub corde premebat.
Tandem pauca refert : "Ego te, quae plurima fando
enumerare uales, numquam, regina, negabo
promeritam ; nec me meminisse pigebit Elissae,
dum memor ipse mei, dum spiritus hos regit artus.
Pro re pauca loquar. Neque ego hanc abscondere furto
speraui - ne finge - fugam, nec coniugis umquam
praetendi taedas, aut haec in foedera ueni
etc.

Lui, sous le coup des consignes de Jupiter, tenait ses yeux fixes et refoulait à grand-peine son tourment au fond de son cœur. Il put enfin répondre quelques mots : « Les bienfaits si nombreux que tu pourrais énumérer, ô reine, je ne nierai jamais qu’ils te sont dus ; jamais non plus je ne serai las de me souvenir d’Élissa [Didon], aussi longtemps que je me souviendrai de moi-même et qu’un souffle animera mon corps. Je ne dirai que quelques mots sur tout cela. Ne va rien imaginer, je n’ai pas compté m’enfuir furtivement ; je ne t’ai pas non plus fait espérer les torches du mariage ni ne suis entré dans cet engagement etc. (2)

Paul Veyne commente ainsi :

Le discours d’Énée ne fait guère honneur à Énée ni à son poète, plus embarrassé encore que l’est son héros : il ne peut mettre des mots de regret ni de remords amoureux dans la bouche d’un héros « à mission » : montrer Énée en amoureux coupable et transi ferait s’effondrer l’image que Virgile veut donner du héros. Elle ne s’effondre pas, mais la poésie, elle, n’en est guère rehaussée. (3)

Cette dernière remarque rend inutile celle de l’abbé Delille : « Peut-être l’amant de Didon, prêt à la quitter, lui devait-il une réponse plus douce et plus galante, et des expressions plus vives de reconnaissance et de regret. » ((4)

1. Note à Énéide, IV, 261.
2. Énéide, IV, 331-339, trad. P. Veyne.
3. Note à IV, 337.
4. Cité par Plessis et Lejay, (éd.) Virgile, Oeuvres, p. 416, n. 4.



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