Micrologies

Expériences du corps


Le stage stoïcien, selon Sénèque, doit adopter deux attitudes contraires face à ce qui lui plaît et face à ce qui le rebute : résister à ce qui l’attire, ne pas craindre ce qui l’agresse. C’est bien sûr le contraire même de ce que préconisent les épicuriens, attachés à la recherche du plaisir. Il développe cette idée par une analogie :

Non uides quam diuersus sit descendentium habitus et escendentium ? qui per pronum eunt resupinant corpora, qui in arduum, incumbunt. Nam si descendas, pondus suum in priorem partem dare, si escendas, retro abducere, cum uitio, Lucili, consentire est. In uoluptates descenditur, in aspera et dura subeundum est: hic inpellamus corpora, illic refrenemus.

Tu sais combien l’attitude diffère, selon qu’on descend ou que l’on monte ; à la descente, le corps se porte en arrière, à la montée, en avant. Pencher le corps en avant à la descente et en arrière à la montée, c’est vouloir fauter. Le plaisir est en pente, les difficultés sont à gravir ; ici, il faut pousser, là, il faut freiner (1).

Autant que la leçon de morale stoïcienne, ce qui intéresse ici c’est son incarnation dans une expérience du corps. Sans doute avons-nous perdu cette implication du corps dans les choix de vie et dans la pensée. Dans la pensée antique, on peut rappeler le passage du Phédon de Platon (60 b-c) où Socrate, délivré de ses liens au matin de sa mort, se gratte la jambe, qui le démange. L’agréable et le pénible sont liés indissolublement, dit-il. À la douleur de la chaîne succède dans la jambe le plaisir. De même, au désagrément de la mort pour le corps se joint, pour l’âme, le bonheur de se délivrer l’existence terrestre pour rejoindre le Divin.

Cependant, à ces références antiques on voudrait joindre une belle page de Michel Serres (2). Il y raconte une expérience terrible : bloqué dans un navire en feu, il n’a d’autre issue qu’un étroit hublot, où son corps peine à passer. « Je suis dedans, brûlé, carbonisé, la tête seule est dehors, glacée, frissonnante, aveuglée. » Brusquement, un coup de mer dégage son thorax, qui franchit l’étroite ouverture : il est dehors. Un autre balancement du bateau l’enfonce à nouveau légèrement dans le « cercle de fer » : il est dedans.

J’étais dedans, j’étais dehors.
Qui, je ? […]
Le corps sait le dire tout seul. Il sait jusqu’à quel point je suis en-deçà de la barre, il sait quand je suis dehors. […] A un moment précis, le moment, justement, où tout le corps divisé crie ego dans un basculement général, je passe à l’extérieur […]. Il existe un lieu quasi ponctuel que le corps tout entier annonce, dans l’expérience spatiale du passage. Le je saute globalement du côté de ce point local, il passe décidément d’une moitié à l’autre dans le moment où ce point glisse, au voisinage de la cloison, de sa face interne à sa face externe.
J’ai coutume, depuis mon quasi-naufrage, de nommer âme cet endroit. L’âme gît au point où le je se décide.

1. Lettres à Lucilius, 123, 13-14, trad. H. Noblot revue par P. Veyne.
2. Les Cinq Sens, Paris, 1985, p. 13-16.



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