« Travaux au lieu dit L’Étang » : c’est l’un des textes qui composent le recueil de Philippe Jaccottet : Paysages avec figures absentes. Un creux de terrain où des pluies abondantes ont rempli un étang éphémère ; au bout de celui-ci, face au promeneur, une barrière de roseaux frangée d’une blanche ligne d’écume, qu’y pousse le vent. C’est tout et c’est assez pour que le poète se sente interpellé et touché. Voilà le point de départ des « travaux » d’écriture par lesquels il tente de mettre des mots, ceux de la poésie, sur ce qu’il a vu et éprouvé. Comme toujours chez lui, les formulations sont provisoires, imparfaites. C’est la juxtaposition des différentes tentatives d’écriture qui, seule, est un peu adéquate. Le premier texte, le plus sobre, est presque factuel, tel un haïku :
Un déictique (« ce matin ») qui immobilise l’instant, une métaphore unique appelée par un écho sonore (écume/plume), une discrète allitération en « v », un point d’exclamation pour l’émoi ressenti. Jaccottet commente : « On retient les seuls éléments qui vous ont paru essentiels, on tente de les situer les uns par rapport aux autres : effarouchés par une telle indiscrétion, ils se détournent, s’éteignent. » Mais c’est bon signe : ce qui se dérobe, dit-il, n’est pas une illusion. Suivent une dizaine d’autres tentatives, autant d’images essayées et refusées, toutes partielles : l’eau, miroir du vent ; l’écume, lingerie éparpillée ; « l’empreinte légère d’un souffle sur la fraîcheur ».
La dernière tentative n’est sans doute pas la plus convaincante (mais c’est le parcours d’écriture qui compte et non son seul aboutissement) :
Le poème, pourrait-on dire, a dépassé sa cible : vers l’abstraction (l’écume devient « l’ombre de l’Illimité »), vers le lyrisme romantique (avec un avant-dernier vers « lamartinien »), vers la métaphysique aux dépens de la sensation, vers un « je » qui fait obstacle au monde.
Par un étrange hasard, un autre texte de ce recueil, « Deux lumières », présente, dans l’édition de la Pléiade une curieuse coquille : « un long étant où se reflète le ciel ». De ce lapsus heideggérien, le poète n’est nullement responsable, mais il n’est pas sans s’accorder à la tonalité générale du recueil, à cette tentation métaphysique qui caractérise celui-ci et à laquelle a pu se laisser prendre le typographe. De fait, le paragraphe se termine ainsi (c’est le commentaire d’un tableau du lien interne : Lorrain) : « Ce n’est pas une scène qui est montrée, ni un lieu déterminé, ni la nature même ; c’est plutôt l’étendue dans le jour, l’heure du plus candide éveil. » L’étang peint par le Lorrain semble accomplir la visée de l’étang dit du texte précédent, sur cette limite métaphysique avec laquelle le poète joue un peu trop à notre goût dans ce recueil, l’étang se résorbant dans la pure étendue. C’est, involontairement exprimée par la coquille, puis formulée expressément par le poète, toute la tension inhérente au « lieu dit » (expression que Jaccottet écrit sans trait d’union).