La Lettre 114 de Sénèque contient une intéressante discussion sur le style. Sénèque y oppose deux excès : d’une part, celui d’une écriture trop coupée et hachée dans la composition de la phrase : Quidam praefractam et asperam probant ; disturbant de industria si quid placidius affluxit ; uolunt sine salebra esse iuncturam : uirilem putant et fortem quae aurem inaequalitate percutiat. « Tantôt on la veut hachée, heurtée ; de propos délibéré on la bouscule quand elle s’écoulait paisiblement ; ils veulent en tout joint un ressaut ; ils ne jugent viril et fort qu’un assemblage raboteux, secouant l’oreille. » D’autre part, il critique aussi le style coulant et diffus dont le modèle, selon lui, est Cicéron : Quid illa in exitu lenta, qualis Ciceronis est, deuexa et molliter detinens nec aliter quam solet, ad morem suum pedemque respondens ? « Et cette autre sorte de phrase, lente à se dénouer comme celles de Cicéron, qui suivent leur pente, vous tiennent mollement suspendus et, par la même clausule consacrée (1), reproduisent leur cadence accoutumée ? » (2).
La question qui se pose est de savoir de quel côté Sénèque se situe lui-même. En principe, il est anticicéronien, du côté de ce style coupé et « sentencieux », dont relève justement le premier énoncé cité, avec ses membres de phrase brefs juxtaposés sans coordination, avec la place flottante du verbe. Pourtant, paradoxalement, il ne s’inclut pas dans ce mode rhétorique (dont la description donnée ici semble anticiper ce que sera le style heurté de Tacite).
On trouve une analyse fine de ce passage et une réponse à la question que nous nous posons dans l’édition de Paul Veyne (3) : « […] Sénèque oppose deux styles, le style ample (cicéronien) et le style laconique (le sien), mais, par modestie, et parce qu’il traite ici de la décadence, il ne laisse le choix qu’entre deux variétés exagérées de ces styles : l’ampleur devenue boursouflure et le laconisme devenu style haché. Ce qui lui évite d’avoir à préférer son propre style à l’ampleur du maître incontesté, Cicéron. »
Mais, ajoute Veyne, il est bien vrai que « Sénèque n’aime pas le style ample et berceur de Cicéron ; de plus, Cicéron est le grand prosateur romain, de même que Virgile est le grand poète, et il doit le tenir pour son rival » (4).
Mais la réflexion de Sénèque dépasse la question du style : Talis fuit oratio qualis uita : « le style reflète la façon de vivre. » Hominis iracunda oratio est, commoti nimis incitata, delicati tenera et fluxa. « Un homme violent a l’expression violente. Est-il très émotif ? elle sera vibrante. Efféminé ? elle sera mièvre et lâche. » Le relâchement du style révèle celui des mœurs : l’exemple, qu’il prend est ici celui de Mécène, l’ami d’Auguste, dont l’expression négligée trahissait les mœurs dépravées. Sur ce point aussi, Sénèque s’avère très différent de Cicéron : chez celui-ci, le style cherche à construire la figure impersonnelle de l’Orateur ; il a une signification publique, et politique : la dignité de la parole équivaut à celle de la personne : l’autorité du discours est un constituant de l’auctoritas, du prestige et du respect que doit susciter la personne publique (5). Pour Sénèque en revanche, le style participe de la construction de l’individu, il est le révélateur d’une qualité morale personnelle. La tension qu’il recherche dans son écriture peut être lue alors comme celle du stoïcien inquiet, en perpétuel effort pour construire sa « statue intérieure ». Cela s’accompagne-t-il parallèlement d’un glissement sémantique du terme oratio, de la parole publique de l’orateur vers le « style » écrit du moraliste ? On peut se poser la question.