Micrologies

Ramus et Aristote


Antoine Compagnon, dans son ouvrage La Seconde Main (1) accorde beaucoup d’importance à l’érudit Pierre de La Ramée, dit Ramus (1515-1572) dans la remise en cause, à la Renaissance, de la pensée scolastique et de son modèle aristotélicien. Cet humaniste, professeur au Collège royal, a construit sa pensée en marge de l’Université. Calviniste, il fut victime de la Saint-Barthélemy.

Ramus serait l’auteur de cette thèse : quaecumque ab Aristolele dicta essent commenticia esse. La traduction littérale de cet énoncé serait : « Tout ce qu’a dit Aristote est faux », ce qui constituerait une absurdité manifeste. Compagnon, cherchant à donner un sens à la phrase, fait la remarque que commenticius n’est pas le synonyme exact de falsus : l’adjectif désigne en effet « une espèce particulière du faux, […] ce qui est fictif, imaginaire, inventé, ce qui n’a pas de référent et non ce qui est inadéquat au référent. » D’où une meilleure traduction : « Tout ce qui a été dit par Aristote est invention. [...] Mais invention de qui ? D’Aristote ou de la postérité ? » D’où les deux hypothèses qu'il formule pour donner du sens à la thèse : « Les dits eux-mêmes d’Aristote sont d’invention, ou les dits que nous attribuons à Aristote ont été falsifiés par la suite. »

Mais Compagnon va plus loin : il rappelle que l’adjectif commenticius correspond au substantif commentum (dérivé du verbe comminiscor, imaginer, inventer), lequel substantif a lui-même trois sens possibles : invention, livre, enthymème. Si l’on retient cette dernière possibilité, on arriverait au sens suivant : « Tous les dits d’Aristote sont des enthymèmes », c’est-à-dire des syllogismes imparfaits, relevant de la rhétorique plus que de la logique : non nécessairement vrais.

De plus, le rhéteur Quintilien, dans son Art oratoire, donne deux équivalents latins au terme grec enthymêma : commentum, donc, mais aussi commentatio, qui « dérive, lui, d’un autre verbe, commentor, avoir à l’esprit, d’où provient aussi commentarius, le recueil, le livre de notes.»

On peut donc conférer plusieurs sens à l’adjectif commenticius et à l’énoncé de Ramus :

- un homme nommé Aristote n’aurait pas existé ;
        - il aurait existé, mais il n’aurait été que le compilateur de textes anciens ;
        - il aurait existé, il aurait été un auteur, mais pas l’auteur des textes qu’on lui attribue du temps de Ramus ;
        - il aurait existé, il aurait été un auteur, celui des textes qu’on lui attribue, mais ces textes seraient rhétoriques, sans fondement ontologique, ce ne seraient pas des propositions logiques susceptibles de vérité ;
        - il aurait existé, il aurait été un auteur de thèses logiques, mais celles-ci auraient été perverties par la transmission dans les cahiers, dans les livres de notes. (2)

En français, un mot résume cet ensemble sémantique, celui de commentaire, « à la fois commentum et commentatio , commenticius et commentarius .

Parvenu au terme de ce parcours, Compagnon peut conclure que « Ramus déclare la guerre […] à Aristote comme commentaire et au commentaire d’Aristote » ; ou encore : « « Tout Aristote est commentaire » ou, plus librement, « commentatio, commentitia », « traduttore, traditore ». Ce que critique Ramus, comprend-on à la lecture de cette analyse, c’est non tant le fond de la pensée d’Aristote qu’une méthode philosophique fondée sur le commentaire, et dont seraient coupables autant le maître que ses épigones médiévaux. L’antidote, c’est la méthode philologique des humanistes, la même qu’à son tour Compagnon applique à l’énoncé de Ramus : l’étude critique des textes.

1. Paris, [1979], 2016, p. 290-294.
2. A. Compagnon, loc. cit.



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