Micrologies

« Ne touchez pas à la hache ! »


Dans son roman Les Grands Chemins, Giono fait apparaître un personnage épisodique de religieuse. Cette femme discrète sait qu’elle ne doit pas toucher aux secrets que dissimulent les familles de la petite ville de province où elle réside : « Elle sait qu’il ne faut pas toucher à la hache » (1). Cette phrase célèbre est attribuée à Charles Ier, roi d’Angleterre, qui l’aurait prononcée sur l’échafaud (en 1649), au moment où un curieux s’approchait de la hache avec laquelle le bourreau s’apprêtait à le décapiter. La phrase initiale serait : « Ne gâtez pas la hache ; elle pourrait me faire plus de mal ». « L’expression s’emploie généralement, signale l'éditeur, pour dissuader quelqu’un de remettre en cause une situation ou un principe considérés comme intangibles » (2).

Bien entendu, Alexandre Dumas s’est emparé avec empressement de la formule dans Vingt ans après (1845) en lui inventant une autre énonciation. Rappelons que dans ce roman la scène de l’exécution du roi est narrée du point de vue de l’ancien mousquetaire Athos, caché sous l’échafaud et qui recueille les dernières paroles du roi martyr, auquel il reste fidèle (dont le fameux Remember, à lui seul destiné, si l’on en croit le romancier) :

Un bruit pareil à celui qu’aurait fait l’instrument de mort remué sur le billot se fit entendre. Le roi s’interrompit. – Ne touchez pas à la hache, dit-il. Et il reprit son discours où il l’avait laissé.

Il s’agit plutôt ici d’un dernier acte d’autorité : le monarque déchu affirme symboliquement sa supériorité sur ceux qui s’apprêtent à le mettre à mort.

Quelques années auparavant, en 1834, Balzac avait donné à la première version de La Duchesse de Langeais le titre de « Ne touchez pas la hache ». Par une autre complication énonciative, il introduit la citation dans son roman par plusieurs intermédiaires : c’est, dit le héros Montriveau, « la phrase que prononce le gardien de Westminster en nous montrant la hache avec laquelle un homme masqué trancha, dit-on, la tête de Charles Ier en mémoire du roi qui les dit à un curieux ». La phrase est rapportée à son tour par Montriveau à un ami pendant une réception mondaine. Mais ces détours énonciatifs qui semblent mettre à distance la tragédie historique ne font paradoxalement que restituer à la citation sa violence sémantique : elle est prononcée à dessein par Montriveau, personnage violent, comme une menace à l’adresse de la duchesse de Langeais, qu’il veut enlever et marquer au fer pour la punir de ses dédains. La duchesse, qui se trouve à côté, est la destinatrice indirecte mais principale de cet avertissement qu’elle feint de prendre à la plaisanterie. Mais Montriveau lui précise aussitôt que la menace s’applique à elle : « En ce que, madame, vous avez touché à la hache » : c’est-à-dire, ici, qu’elle est allée trop loin. (Rappelons que la phrase sert aussi de titre au film que Jacques Rivette a tiré du roman en 2007).

Au-delà des usages différents – et féconds – de la citation, il y a dans tous les cas un point commun : une énonciation complexe qui donne à l’expression une tonalité de mystère. Chez Dumas, Charles Ier interrompt son allocution à la foule pour s’adresser à un tiers, alors même que sa phrase ne peut que sonner comme un avertissement au peuple : le crime du régicide pourrait se retourner contre ses auteurs. Mais aussi, elle vaut comme une menace contre le bourreau masqué : l’homme qui tient la hache n’est autre que Mordaunt, le fils de Milady, ennemi comme sa mère des mousquetaires, et qui sera plus tard poignardé par Athos, lequel, rappelons-le, se trouve justement dissimulé sous l’échafaud : il vengera ainsi le roi…

Chez Balzac, Montriveau s’adresse à un ami pour lui raconter son séjour à Londres. Mais il le fait pour être entendu de la duchesse, à qui la phrase est destinée. La mention de la « hache », par-delà le sens proverbial et banal de l’expression, ne peut que prendre un sens sinistre pour elle. C’est ce qu’explicite un peu lourdement, on l’a vu, la suite de la scène. De plus, dans la phrase du gardien de Westminster citée plus haut, on peut relever une curieuse incohérence syntaxique qui fait reprendre le singulier « la phrase » par le pluriel « les » qui représente sans doute « les mots ». De même, le titre envisagé par Balzac est Ne touchez pas la hache, alors que Montriveau dit bien : « Ne touchez pas à la hache. » Comme si cet énoncé était irrémédiablement marqué d’incertitude et de complexité, de menace et de mystère.

Chez Giono, la phrase a aussi un double sens : elle ne vise pas seulement les habitants de la ville, dont parle explicitement la religieuse, mais aussi les héros du roman, le Narrateur et son ami cruellement mutilé, l’Artiste, dont on comprend que la vieille femme ne cherchera pas à approfondir le passé.

1. Giono, Œuvres romanesques complètes, Pléiade, t. 2, p.578.
2. Ibid., p. 1184, n.1.



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