Micrologies

La parodie dans Henry IV


Dans la première des deux parties de Henry IV Shakespeare mène de front deux intrigues parallèles : d’un côté le roi est aux prises avec des grands barons révoltés ; de l’autre, son fils Hal mène joyeuse vie avec l’énorme Falstaff, gentilhomme déchu, et d’autres compagnons de débauche, dans des scènes purement bouffonnes. Le prince Hal est le personnage commun à ces deux mondes sociaux, à ces deux registres, dramatique et comique, et l’un des moyens qu’utilise le dramaturge pour relier ces deux univers séparés (avant que Hal ne se montre à la fin digne fils de son père), c’est celui de la parodie interne : les personnages de Hal et de Falstaff redoublent les épisodes de l’intrigue principale non pas par des scènes parallèles (comme chez Molière le dépit amoureux des valets peut redoubler comiquement celui des maîtres), mais par une imitation délibérée : sur le mode bouffon, par une sorte de théâtre dans le théâtre, ils se moquent des personnages sérieux (à commencer par le roi), dont ils endossent les rôles pour les réduire à des sortes de marionnettes caricaturales.

Par exemple, à l’acte II, 4, Hal imagine ce dialogue entre l’impétueux rebelle Hotspur et son épouse, le premier uniquement préoccupé de batailles – et de son cheval.

« J’en ai assez de cette oisiveté, il me faut de l’’action. – Ô mon doux Harry, dit-elle, combien en as-tu tué aujourd’hui ? – Qu’on donne à boire à mon cheval rouan, dit-il, et il lui répond : « Quatorze », une heure après : « Une misère, une misère. » (trad. J.-M. Déprats).

Le sel de l’affaire, c’est qu’un peu plus tôt (II, 3) on nous a montré Hotspur, effectivement plus préoccupé de son cheval que de sa femme : la parodie ne fait ici que rejoindre la vérité du personnage :

LADY PERCY
       Écoutez-moi, mon seigneur.
       HOTSPUR
       Que dis-tu, mon épouse ?
       LADY PERCY
       Qu’est-ce qui vous transporte ainsi ?
       HOTSPUR
       Mon cheval, mon amour, mon cheval.

Mais quand Falstaff entre ensuite en scène, c’est pour une parodie d’une tout autre conséquence : Falstaff invite le Prince, avant qu’il n’affronte en face la colère de son père, à une confrontation fictive : lui-même jouera le rôle du roi. C’est de la pure théâtralité : le dialogue a lieu devant leurs amis de débauche, avec interventions et commentaires d’un autre personnage, la Patronne de l’auberge. Falstaff, dans son rôle de royal père, commence par les remontrances attendues sur les mauvaises fréquentations de son « fils » ; mais il y fait une exception : lui-même, Falstaff, bien sûr. Hal l’interrompt alors et impose une inversion des rôles : c’est lui-même qui sera le roi ; Falstaff prendra le personnage du Prince. Hal développe alors une argumentation à la fois grotesque et éloquente, détournant sur Falstaff les reproches supposés de son père : « Tu t’es définitivement écarté des voies de la grâce, un démon te hante sous la forme d’un vieil homme gras, un tonneau humain est ton compagnon. » Falstaff prend ensuite sa propre défense mais la scène est interrompue par l’intrusion du shériff et de ses hommes.

Ce jeu théâtral a une autre fonction que comique : le personnage de Hal, qui endosse successivement les deux rôles, celui de son père et le sien, garde de ce fait une forme de distance, de retrait : il est observateur et meneur de jeu plus que bouffon lui-même. Il conserve quelque part la dignité de sa naissance et de son statut. Ses derniers mots dans cet échange (I do, I will) signent d’avance le bannissement de Falstaff, le jour où il montera sur le trône.

L’entrevue réelle entre le père et le fils (qui intervient un peu après, vers le début de l’acte III), se passe sur un ton plus apaisé, comme si la parodie qui la précède l’avait vidée de sa charge de violence et d’animosité : les reproches du père sont empreints de mélancolie, les justifications du fils sont soumises et respectueuses.



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