Micrologies

Ranz des vaches


Le ranz des vaches, air populaire suisse, est au cœur de la réflexion philosophique, médicale, esthétique sur la nostalgie, forme de la mélancolie. On le voit évoqué aussi bien dans un essai de Barbara Cassin (1), que dans un texte important de Jean Starobinski (2). Pour la première, il aide à répondre à la question « Quand donc est-on chez soi ? ». Pour le second, c’est l’occasion d’étudier le « rapport des sentiments et du langage ». L’expérience affective, dit ce critique, n’est accessible que dès lors qu’elle s’inscrit dans les mots.

De fait, le ranz des vaches est intimement lié à l’apparition et à l’histoire du terme de « nostalgie ». Cette mélodie fait son apparition dans la littérature médicale en 1710, chez Théodore Zwinger, médecin de Bâle : elle a la propriété, affirme-t-il, de susciter une tristesse intense chez les soldats suisses mercenaires qui l’entendent en France ou aux Pays-Bas : elle cause des fièvres, ou, plus grave, incite à la désertion. À cette idée fixe, il faut des remèdes, et donc des causes : naît ainsi toute une littérature médicale, qu’on trouve résumée chez Starobinski : le point commun de ces théories est qu’elles recourent à l’association d’idées : cette musique réveille chez les Suisses des souvenirs du pays natal.

C’est aussi l’explication avancée par Rousseau dans son Dictionnaire de musique (article « Musique »), dans lequel il mentionne

le célebre Rans-des-Vaches, cet Air si chéri des Suisses qu’il fut défendu sous peine de mort de le jouer dans leurs Troupes, parce quʼil faisoit fondre en larmes, déserter ou mourir ceux qui lʼentendoient, tant il excitoit en eux lʼardent desir de revoir leur pays. On chercheroit en vain dans cet Air les accens énergiques capables de produire de si étonnans effets. Ces effets, qui n’ont aucun lieu sur les étrangers, ne viennent que de lʼhabitude, des souvenirs, de mille circonstances qui, retracées par cet Air à ceux qui lʼentendent, & leur rappellant leur pays, leurs anciens plaisirs, leur jeunesse & toutes leurs façons de vivre, excitent en eux une doute amere d’avoir perdu tout cela. La Musique alors n’agit point précisément comme Musique, mais comme signe mémoratif. Cet Air, quoique toujours le même, ne produit plus aujourd’hui les mêmes effets qu’il produisoit ci-devant sur les Suisses ; parce qu’ayant perdu le goût de leur premiere simplicité, ils ne la regrettent plus quand on la leur rappelle. Tant il est vrai que ce n’est pas dans leur action physique qu’il faut chercher les plus grands effets des Sons sur le cœur humain.

Il appartient à Senancour d’avoir dépassé le point de vue de Rousseau et lié l’effet du ranz des vaches non pas à des associations mémorielles mais à la musique elle-même : pour Senancour, « cette musique n’est pas insignifiante par elle-même, elle est l’expression la plus fidèle du monde de la montagne » (Starobinski). Cette association relève de la conception romantique d’une correspondance entre l’âme et le monde.

Le Ranz des vaches ne rappelle pas seulement des souvenirs, il peint. Je sais que Rousseau a dit le contraire, mais je crois qu’il s’est trompé. Cet effet n’est point imaginaire […] S’il est exprimé d’une manière plus juste que savante, si celui qui le joue le sent bien, les premiers sons nous placent dans les hautes vallées, près des rocs nus et d’un gris roussâtre, sous le ciel froid, sous le soleil ardent. On est sur la croupe des sommets arrondis et couverts de pâturages. On se pénètre de la lenteur des choses et de la grandeur des lieux […] (3).

Au XIXe siècle, affranchi de la Suisse militaire et de ses soudards nostalgiques, le ranz des vaches connaît une belle fortune musicale, dans différentes versions : l’Ouverture de Guillaume Tell, de Rossini, la Symphonie fantastique de Berlioz, l’Album d’un voyageur de Liszt, entre autres.

Vaches et nostalgie...

1. La Nostalgie, Paris, 2013.
2. « L’invention d’une maladie », repris dans L’Encre de la mélancolie, Paris, 2012, p. 257-281.
3. Obermann, chap. XXXVIII, 3e fragment.



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