Micrologies

Daniel Defoe : titres


Les titres des romans de Daniel Defoe sont plus que des titres : des prière-d’insérer, de véritables prospectus publicitaires. Par exemple :

La Vie, les Aventures et les Pirateries du fameux Capitaine Singleton : contenant un récit de la manière dont il fut abandonné sur le rivage de Madagascar ; son établissement en cet endroit, avec une description du pays et de ses habitants ; sa traversée en pirogue de Madagascar au continent africain ; avec un exposé des coutumes et des mœurs des peuples ; comment il échappa miraculeusement aux barbares indigènes et aux bêtes sauvages ; sa rencontre avec un Anglais, citoyen de Londres, parmi les Indiens ; les grandes richesses qu’il acquit, et son retour en Angleterre ; et aussi comment le Capitaine Singleton recommença à naviguer, avec un récit de ses nombreuses aventures et pirateries avec le fameux Capitaine Avery et d’autres (trad. Fr. Ledoux).

Après ce luxe de détails, est-il encore nécessaire de lire le récit qui suit ? Cette démarche « publicitaire » n’a rien d’étonnant chez ce polygraphe, contraint à une production abondante (et alimentaire), et que l’on pourrait comparer, en France, à Prévost ou Lesage.

En comparaison, le titre de Moll Flanders semble sobre :

Heurs et Malheurs de la célèbre Moll Flanders, qui naquit à Newgate [prison londonienne], et, pendant une vie continuellement variée qui dura soixante ans, en plus de son enfance, fut douze ans une catin, cinq fois une épouse (dont une fois celle de son propre frère), douze ans une voleuse, huit ans déportée pour ses crimes en Virginie, et enfin devint très riche, vécut honnête et mourut pénitente. D’après ses propres mémorandums (trad. M. Schwob).

Bien sûr on y trouve des éléments d’accroche à l’adresse du lecteur : parfum de scandale (catin, épouse incestueuse, voleuse, déportée), mais aussi traits de moralité (« honnête », « pénitente »). Cependant, ce qui frappe plus encore, c’est l’étrange comptabilité à laquelle se livre l’auteur, et qui ne vise pas seulement à exciter la curiosité. En effet, elle correspond à celle que, dans le roman, Moll elle-même passe son temps à établir, calculant les années, les hommes (nombreux) avec qui elle a vécu, et surtout l’état (très variable) de ses finances, dont elle tient le compte le plus exact. Cette dimension économique n’est pas la moins intéressante du roman : l’argent est la motivation principale des agissements du personnage, le plus souvent en-dehors de toute considération morale ; sa richesse finale apparaît même comme un élément de rédemption, tout comme celle du capitaine Singleton. Cette femme, bien que marginale et amorale, représente parfaitement la mentalité d’une société libérale telle qu’elle se développe alors en Angleterre. Le soin avec lequel Defoe fait tenir ses comptes à son héroïne (comptes financiers mais aussi examens de conscience), dans ce qui apparaît comme une sorte de « livre de raison » rappelle, mutatis mutandis, la minutie avec laquelle, dans les années 1660, Samuel Pepys notait dans son fameux Journal ses rentrées d’argent et ses écarts extraconjugaux.



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