Micrologies

Convivium


Parmi les nombreux correspondants de Cicéron, on peut compter, outre son alter ego Atticus, ses proches, ses innombrables relations dans la classe dirigeante, à laquelle il est lié par des obligations réciproques d’officium, de services mutuels, mais aussi quelques amis privés qui appartiennent exclusivement à la sphère de l’otium, celle du loisir et de l’activité intellectuelle. C’est le cas de Lucius Papirius Pétus, auquel Cicéron adresse d’élégants badinages littéraires qui tranchent avec le ton de ses messages politiques.

Ainsi, en janvier 43, en pleine guerre civile, il fait à son ami des reproches plaisants : pourquoi Pétus a-t-il cru bon d’annoncer qu’il renonçait aux dîners en ville, donnés ou reçus, dont il était l’agrément ? C’est l’occasion, pour Cicéron, d’un éloge de cette pratique sociale :

Et mehercule, mi Paete, extra iocum moneo te — quod pertinere ad beate uiuendum arbitror — ut cum uiris bonis, iucundis, amantibus tui uiuas : nihil est aptius uitae, nihil ad beate uiuendum accommodatius ; nec id ad uoluptatem refero, sed ad communitatem uitae atque uictus remissionemque animorum, quae maxime sermone efficitur familiari, qui est in conuiuiis dulcissimus, ut sapientius nostri quam Graeci : illi συμπόσια aut σύνδειπνα, id est compotationes aut concenationes, nos "conuiuia," quod tum maxime simul uiuitur. Vides, ut te philosophando reuocare coner ad cenas.

Ma parole, mon cher Pétus, plaisanterie à part, je te conseille — car, à mon sens, cela concerne le bonheur — de vivre en compagnie d’hommes vertueux, agréables, ayant de l’affection pour toi. Rien n’est mieux adapté à la vie, plus approprié au bonheur. Et je ne rapporte pas cela au plaisir, mais à la communauté de vie et d’habitudes ainsi qu’à la détente résultant principalement de la conversation familière ; or celle-ci n’a jamais plus de charme que dans les réunions de convives, en sorte que nos Romains montrent plus de sagesse que les Grecs, car ceux-ci utilisent les mots symposia ou syndeipna, c’est-à-dire « réunions de buveurs » ou « réunions de mangeurs », nous le mot « réunions de convives », parce que c’est surtout dans ces moments-là qu’on vit ensemble. Tu vois comme je tente, en philosophant de te ramener vers les dîners (1).

« Philosophie » plaisante, pour laquelle Cicéron préfère au mot de cena, « dîner », celui de conuiuium, pour lequel le traducteur a choisi la glose redondante mais exacte de « réunion de convives ». Le terme n’intervient qu’à la fin du passage, après avoir été préparé par une série de figures étymologiques : ut cum uiris bonis […] uiuas ; communitatem uitae. C’est que dans le conuiuium il s’agit bien de vivre ensemble, comme le montrent les six occurrences du lexique de la vie dans ce passage (uiuendum, uiuas, uitae, uiuendum, uitae, uiuitur) ; on peut y ajouter l’alliance de mots entre uitae et uictus (ce dernier mot, de même étymologie, peut désigner aussi bien les « vivres » que la « manière de vivre »). Ainsi, c’est dans le conuiuium que l’on peut trouver le bonheur (ad beate uiuendum). D’où la supériorité du mot latin sur les termes grecs correspondants, qui ne renvoient qu’à la nourriture et à la boisson prises en commun (le Banquet de Platon est un symposion, une « réunion de buveurs »).

La « vie heureuse » évoquée ici est celle de l’otium, de la détente (remissionem animorum). Ce n’est certes pas la vie heureuse du sage telle que la proposera Sénèque (De uita beata). Mais il est intéressant que Cicéron rende par une locution verbale cette notion de « bonheur » que les langues modernes, en en faisant un substantif, renvoient à un état, ce qui est source de toutes les ambiguïtés. Pour lui, le bonheur est un moment, qui s’inscrit dans le temps, et que l’on peut construire dans le temps du dîner par la conversation entre amis « vertueux et agréables ».

1. Ad fam. IX, 24, 3, trad. J. Beaujeu.



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