Micrologies

Gladiateurs


Dans les Tusculanes, traité philosophique où il aborde notamment la question de la crainte de la mort et de la douleur, Cicéron évoque au passage les combats de gladiateurs. Comme toujours avec lui, pour évaluer sa pensée il faut tenir compte du contexte rhétorique où s’insère l’exemplum philosophique. En l’occurrence, il s’agit dans ce passage de montrer que l’accoutumance à l’effort permet d’endurer mieux la douleur. Le cas des gladiateurs intervient comme un argument a fortiori, puisque les gladiateurs sont « des gens sans aveu ou des barbares », aut perditi homines aut barbari (1). Et pourtant, on n’en a jamais vu un reculer, gémir, changer de visage. Telle est la force de l’entraînement à la douleur.

Intervient alors un jugement plus général sur ces spectacles, qui, dans ce contexte, ne peut que souligner leur exemplarité :

Crudele gladiatorum spectaculum et inhumanum non nullis uideri solet, et haud scio an ita sit, ut nunc fit. Cum uero sontes ferro depugnabant, auribus fortasse multae, oculis quidem nulla poterat esse fortior contra dolorem et mortem disciplina.

Bien des gens traitent de cruels et inhumains les spectacles de gladiateurs, et je ne leur donne pas tort, étant donné la manière dont ces combats sont donnés maintenant. Mais à l’époque où c’étaient des condamnés qui s’entretuaient, nulle leçon d’énergie devant la douleur et la mort ne pouvait agir plus efficacement, du moins parmi celles qui s’adressent non aux oreilles, mais aux yeux.

Cicéron semble distinguer ici deux époques dans ces combats : de son temps, ils mettent aux prises des combattants professionnels, bien entraînés ; mais autrefois, on faisait s’entretuer des condamnés à mort. Notre sensibilité moderne nous fait guetter les signes de compassion, d’humanité dans un tel texte. Cicéron fait bien place au reproche d’inhumanité, mais il l’admet sans le reprendre vraiment à son compte, et, de façon paradoxale à nos yeux, il l’applique aux combats réglés des gladiateurs entraînés, pas aux « exécutions » réciproques de condamnés, dont l’efficacité morale lui semble très forte pour apprendre à endurer la douleur, presque autant que les exhortations de la philosophie, puisque celles-ci s’adressent non aux yeux, mais aux « oreilles », donc à l’intelligence, de lecteurs/auditeurs. Au total, la compassion pour les victimes est absente de son propos.

Un siècle plus tard, dans les Lettres à Lucilius (7, 3-6) Sénèque formule une opinion opposée : il accepte volontiers les spectacles ordinaires de gladiateurs professionnels, mais il est révulsé par les intermèdes de midi, pendant lesquels on force à s’entretuer des condamnés à mort : ce sont de purs homicides (mera homicidia), qui ne peuvent qu’enseigner la cruauté à ceux qui les regardent (2). Selon Veyne, Sénèque est sur ce point « à moitié « primaire » et à moitié philosophe ». Il va aux combats pour son plaisir. Le penseur en lui déplore le sang versé, mais rien ne l’oblige à assister au spectacle ! La mort du vaincu lui paraît cruelle, mais comme celle du taureau dans la corrida. En revanche, les mises à mort de condamnés le révulsent. « Sénèque est peut-être le seul auteur païen qui ait entrevu qu’il était pervers de se délecter à voir des supplices ». Pour lui, le goût des spectacles est moins une faute individuelle qu’une faiblesse universelle, contre laquelle la philosophie permet de lutter. Veyne conclut avec l’un de ces anachronismes souvent si éclairants chez lui : « De nos jours, il stigmatiserait la « société de consommation » en continuant à « consommer. »

Ni chez Cicéron ni chez Sénèque il ne faut chercher à retrouver notre répulsion devant la mort violente et le sang versé par contrainte en tant que tels. Leurs critères éthiques sont étrangers à nos catégories : ils ne concernent pas tant le sort des victimes que l’utilité morale que peuvent en retirer les spectateurs des combats.

1. Tusculanes, II, XVII, 41 ; trad. J. Humbert.
2. Sur la position de Sénèque, voir P. Veyne, L’Empire gréco-romain, Paris, 2005, p. 569-572.



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