Micrologies

« Se tromper avec Platon »


Errare mehercule malo cum Platone […] quam cum istis [sc. Epicureis] uera sentire.

« Par Hercule, j’aime mieux me tromper avec Platon […] que d’être dans le vrai en compagnie de ces gens-là |les Épicuriens] » (1).

Cette formule de Cicéron, brillante et paradoxale, renforcée en latin par la structure en chiasme de la phrase (Errare [...] cum Platone / cum istis uera sentire), est une réussite rhétorique. Mais prise au pied de la lettre, elle est stupide : comment peut-on préférer se tromper ? On en trouve un équivalent sous la plume de Victor Serge, qui expliquait ainsi la position des bolcheviques : « Il vaut mieux voir tort avec le parti du prolétariat que raison contre lui. » Le caractère totalitaire de l’aphorisme se manifeste ici par le fait qu’il ne propose pas un choix entre deux idéologies (comme chez Cicéron), mais l’adhésion à une pensée unique (ou son rejet). Une troisième personne généralisante se substitue au "je".

Mais l’avatar le plus célèbre de cette structure rhétorique, c’est cette version moderne : « Plutôt avoir tort avec Sartre que raison avec Aron » : cette fois-ci, c’est la structure phonique (rtr / ron) qui assigne aux deux auteurs une position face à la vérité. D’où vient cette formule ? Si l’on en croit un forum quelque peu confus de Wikipedia, il faudrait l’attribuer au journaliste Jean Daniel (2). Il semblerait que celui-ci, excédé par une réaction de R. Aron, ait déclaré à Claude Roy qu’il était « plus facile d’avoir tort avec Sartre qui « trucule, exubère et effervesce » [Claudel] que d’avoir raison dans la morosité avec Aron » (3). Si cette phrase est bien rapportée, et pas trop réécrite, elle a un sens très différent de celui de sa vulgate : Il ne « vaut pas mieux » avoir tort, mais c’est « plus facile ». Elle ne se réfère donc pas tant aux idées politiques des deux penseurs qu’à des modes différents de leur expression (truculence vs morosité).

Pour en revenir à Cicéron, chez lui aussi la pensée est plus nuancée qu’il n’y paraît tout d’abord : d’ailleurs, la phrase n’est pas prise en charge par le locuteur principal des Tusculanes (qui se présente, dans ce dialogue fictif, comme l’auteur lui-même), mais par son interlocuteur anonyme, dont les réactions « spontanées » jouent beaucoup sur le registre de l’affectif. Quand « Cicéron » reprend la parole, c’est d’ailleurs pour atténuer la vigueur du propos par une formulation hypothétique : Macte virtute ! ego enim ipse cum eodem ipso non inuitus errauerim. (ibid. XVI, 40). « Courage donc ! Oui, je suis comme toi : fussé-je aussi seul à me tromper en compagnie du seul Platon, cela ne me déplairait pas. » D’autre part, la phrase de Cicéron s’insère dans un contexte polémique de critique de l’épicurisme : non seulement l’aristocratie romaine à laquelle il s’adresse est peu encline à l’adhésion à une secte philosophique quelle qu’elle soit, mais ses sympathies culturelles la portent, à la rigueur, davantage vers le stoïcisme ou, comme ici, vers le platonisme que vers l'épicurisme. L’énoncé ne se comprend donc pas sans son contexte socio-culturel.

1. Cicéron, Tusculanes, I, XVI, 39, trad. J. Humbert.
2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Discussion:Raymond_Aron#%22Plut%C3%B4t_avoir_tort_avec_Sartre_que_raison_avec_Aron%22.
3. https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Blessure_(livre,_1992)#Section_annexes (voir note 14).



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