Micrologies

Cicéron et le mal de mer


Cicéron avait une vraie difficulté avec les voyages maritimes : aléas météorologiques, pirates, mal de mer, tout lui pose problème, même pour une traversée assez courte, comme de l’Apulie vers l’Épire. On sait que ses hésitations à prendre la mer lui coûteront la vie en 43 av. J.-C., ou précipiteront en tout cas sa fin. S’étant embarqué pour fuir l’Italie, il préfère revenir à terre plutôt que d’endurer le mal de mer : φυγὼν δὲ ἐπὶ σκάφους οὐκ ἔφερε τὴν ἀηδίαν τοῦ κλύδωνος, ἀλλὰ εἰς ἴδιον χωρίον, ὃ καθ' ἱστορίαν τοῦδε τοῦ πάθους εἶδον, ἀμφὶ Καιήτην πόλιν τῆς Ἰταλίας, καταχθεὶς ἠρέμει (1) : « Il se sauva dans un petit bateau, mais comme il ne pouvait supporter le mal de mer, il débarqua et alla dans sa propre région près de Caieta, une ville de l'Italie, que j'ai visitée pour mieux connaître cette affaire lamentable, et là il resta tranquille » (trad. J.-J. Combes-Dounous). Unde aliquotiens in altum prouectum cum modo uenti aduersi rettulissent, modo ipse iactationem nauis, caeco uoluente fluctu, pati non posset, taedium tandem eum et fugae et uitae cepit (2). « Il fit voile pendant quelque temps vers la haute mer, mais ramené en arrière par les vents contraires, et ne pouvant plus supporter le roulis du vaisseau et l’agitation des vagues, le dégoût s’empara de lui. Également las de fuir et de vivre, il revint vers sa première maison de campagne, éloignée de la mer d’un peu plus de mille pas » (trad. Ch. Nisard).

Mais de tels atermoiements jalonnent sa correspondance : l’année précédente, après l’assassinat de César, il forme le projet de partir en Grèce pour prendre de la distance avec une situation politique troublée. Le 21 juin, dans une lettre à Atticus, il s’exclame « Quantus πλοῦς ! » ("Quelle traversée !"), quand il est question qu’il s’embarque depuis la Campanie, ce qui allonge le trajet (Att. XV, 21). Le 8 juillet, il réfléchit à la proposition de son ami Brutus, qui lui propose de l’emmener avec lui et lui assurerait une protection militaire : mais Brutus n’a que de « tout petits bateaux » (minuta nauigia, Att. XVI, 1) : Cicéron hésite. Deux jours plus tard (Att. XVI, 4), il semble rassuré : Brutus dispose « de bons bâtiments à deux rangs de rameurs » (bona plane habet dicrota). Mais sa décision n’est toujours pas prise, pas même le 17 juillet : Multa me mouent in discessu, in primis me hercule quod diiungor a te. Mouet etiam nauigationis labor alienus non ab aetate solum nostra uerum etiam a dignitate tempusque discessus subabsurdum (Att. XVI, 3) : « Mon départ me cause bien des soucis ; le premier, assurément, est d’être séparé de toi ; il y a aussi la fatigue de la traversée, qui ne convient ni à mon âge, ni même à mon rang ; et puis le moment choisi pour m’éloigner confine à l’absurde » (trad. J. Beaujeu). Les motivations personnelles et politiques se mêlent… Quand il finit par prendre la mer, les vents contraires l’empêchent de doubler le sud de l’Italie. Rejeté sur la côte à Reggio, il décide début août de rentrer à Rome.

Quelques mois plus tard, Cicéron explique à Cornificius, gouverneur d’Afrique, les circonstances de ce départ manqué de l’été 44. On est en mars 43 ; Cicéron a pris la tête de la résistance sénatoriale contre les Césariens menés par Antoine.

Ego tuorum consiliorum auctor dignitatisque fautor iratus temporibus in Graeciam desperata libertate rapiebar, cum me etesiae quasi boni ciues relinquentem rem p. prosequi noluerunt austerque aduersus maximo flatu me ad tribulis tuos Regium rettulit, atque inde uentis remis in patriam omni festinatione properaui postridieque in summa reliquorum seruitute liber unus fui.

Moi, l’inspirateur de ta conduite et le champion de la dignité, révolté contre les circonstances et désespérant de la liberté, je filais vers la Grèce, lorsque les vents étésiens, comme de bons citoyens, refusèrent d’accompagner mon abandon de la République et le vent du sud, opposant son souffle puissant, me ramena à Reggio auprès des membres de ta tribu ; de là, ensuite, « à force de vents et d’avirons », je regagnai ma patrie en toute hâte, et, le lendemain, tandis que la servitude générale était à son comble, je fus le seul homme libre. [C’est le moment où il commence à prononcer ses Philippiques, dirigées contre Antoine.]

La reconstruction politique de la situation joue à plein. Une élégante métaphorisation politise les hasards de la mer, dans les deux sens : les vents défavorables qui le ramènent à terre deviennent des boni ciues, des « bons citoyens » qui le rappellent à son devoir, tandis que Cicéron lui-même, une fois à terre, se hâte comme un vaisseau porté par les vents (ventis remis). De fortes antithèses soulignent son revirement forcé : in Graeciam / in Patriam ; rapiebar / properaui ; desperata libertate / in seruitute liber unus fui (3).

Les Romains, un peuple de terriens ? On pourrait le penser à lire aussi les réflexions de Sénèque sur le mal de mer, dans un passage célèbre des Lettres à Lucilius.

1. Appien, Guerres civiles, IV, 19).
2. Tite-Live, fragment du l. CXX.
3. Voir aussi ad Br. I, 15, C.U.F. t. XI, p. 162.



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