Dans ses traités philosophiques Cicéron joue souvent le rôle de passeur : entre la culture grecque et le monde romain, entre la figure du philosophe et celle de l’orateur politique, entre la langue grecque et la langue latine : à ce dernier titre, il développe une véritable réflexion linguistique, s’interrogeant sur la propriété des termes latins et leur capacité à restituer des concepts d’abord énoncés dans l’autre langue – ou à les modifier.
Parmi ces réflexions sémantiques, on trouve dans les Tusculanes, dialogues qui abordent les questions de la mort et de la douleur, des considérations sur les deux termes jumeaux animus et anima (I, IX, 19). La question philosophique (le désaccord des philosophes sur la nature de l’âme) se double en effet d’un problème linguistique : quel est le sens exact des termes latins utilisés pour désigner l’âme ? L’équivalent latin, c’est animus, que Cicéron dérive d’anima, le souffle vital :
Mais cette sémantique latine ne correspond qu’à l’une des multiples conceptions de l’âme développée par les Grecs : certains d’entre eux l’identifient avec le cœur, et il faudrait alors utiliser d’autres termes latins, « les qualificatifs d’excors (sans cœur, idiot), de concors (qui a le même cœur – qui est d’accord) » (ibid. IX, 18). Mais dans un texte de Dicéarque, un personnage l’affirme : nihil esse omnino animum, et hoc esse nomen totum inane, frustraque animalia et animantis appellari neque in homine inesse animum uel animam nec in bestia : « il n’existe pas d’âme du tout et ce n’est qu’un mot vide de sens ; les termes d’animalia et d’animantes ne répondent à rien ; ni dans l’homme il n’y a d’âme (animus) ou même de souffle vital (anima), ni dans la bête. »
On voit combien est erronée (du point de vue de la sémantique historique) la traduction courante d’animus par « esprit » et d’anima par « âme », à plus forte raison la version « genrée » qu’en donne Claudel (« Parabole d’Animus et d’Anima », in Positions et propositions), influencé sans doute par la double paire masculin/féminin du latin (animus/anima) et du français (esprit/âme) :
De plus, la culture chrétienne tire anima vers la spiritualité, tandis que le latin classique la place plutôt du côté de l’animalité. On pourrait ajouter deux autres termes, mens et spiritus, lequel a donné « esprit », alors qu’animus n’a pas laissé de trace en français : spiritus est rattaché comme anima au souffle, à la respiration. Cicéron ne les utilise pas dans ce passage, peut-être pour ne pas ajouter à la difficulté.
La précarité de toute traduction est bien montrée par les parenthèses de la version française utilisée ici, qui recourent à des périphrases et glosent parfois le latin par le français, ou l’inverse. Il manque au texte de Cicéron un niveau supplémentaire de complexité, car il se garde de citer les termes grecs qu’il traduit. Rappelons que le grec utilise trois termes principaux pour désigner l’esprit/âme : pneuma, psykhè et nous, qui ont au moins l’avantage d’avoir trois racines différentes. Mais leur réseau sémantique ne recoupe pas exactement celui du latin, à plus forte raison celui du français. « Penser entre les langues » (Heinz Wismann), n’est-ce pas la spécificité de la culture européenne ? De ce point de vue,il ne faut pas mésestimer l’effort de Cicéron pour prendre à bras-le-corps et le latin et le grec.